« L’école a une fonction morale ». La phrase de Najat Vallaud-Belkacem, prononcée au lendemain des attentats de janvier, renoue avec une tradition un temps oubliée. Disparue des programmes à la fin des années 60, la morale fait son grand retour pour cette rentrée, 137 ans après y être entrée pour la première fois. L’occasion rêvée d’aller jeter un œil à l’un des manuels de la fin du 19e…
Morale républicaine, redressement national
En 1882, le principe de l’enseignement de la morale à l’école primaire est inscrit dans le marbre par la loi du 28 mars. Rapidement, la mesure aboutit à la parution d’une tripotée de manuels conçus pour fournir aux instituteurs les outils pédagogiques adaptés à cette matière toute nouvelle, souhaitée par un Jules Ferry qui l’estime essentiel au redressement moral du pays, 25 ans après une guerre perdue contre l’Allemagne.
Impossible donc d’être exhaustif, d’où le choix de se concentrer sur un livre de 1895, plusieurs fois réédité par la suite. Rédigé par un inspecteur de l’instruction publique (on ne parle pas d’éducation, mais d’instruction) Louis Boyer, ce « Livre de morale des écoles primaires » a accompagné une foule d’écoliers sa version intégrale est accessible librement ici, sur l’excellent site Gallica.
Un programme complet
Destiné aux enfants de 9 à 13 ans), l’ouvrage – un pavé de 350 pages – commence par justifier l’enseignement de la morale : « il n’importe pas seulement de vivre, mais de bien vivre, c’est-à-dire de se conduire honnêtement, en homme de bien ».
Le programme décliné par le manuel s’organise au travers d’une kyrielle de domaines allant des vertus privées (tempérance, propreté, courage, goût de l’épargne, charité, bienveillance envers les animaux…) aux vertus publiques (respect du patron, du camarade, de l’État, de la propriété d’autrui…). 66 leçons en tout, dispensées à raison de trois séances par semaine.
Au menu leçons, dictées, récitations, maximes, anecdotes à haute valeur culturelle ajoutée[1]… Le tout prolongé par des exercices de rédaction, inspiré des lectures faites par l’instituteur – des joyeusetés comme celle-ci : « Raconter les remords de Pygmalion et de Charles IX et comparez la mort de ces hommes à celles des hommes de bien tel que Bayard ». Autant d’outils destinés aux instituteurs pour leur « faciliter un enseignement dont l’utilité n’échappe à personne », en tout pas à ceux que « l’avenir de notre pays préoccupe ».
L’amour familial, un devoir
La famille est le premier des thèmes abordés par le manuel de Louis Boyer et en fait l’ardente promotion. « Rien n’est beau comme une famille où tous les membres s’aiment et sont tendrement unis », « plaignons les pauvres orphelins » : tout est fait pour que l’enfant respecte père et mère « en étant dociles et complaisants à leur égard » et « s’efforce de conserver l’honneur de son nom par une conduite exemplaire ». Mieux : les moutards leur doivent par principe « une reconnaissance sans bornes pour tous les bienfaits dont ils [les] comblent ». Quant aux aïeux, grands-pères et grands-mères, la leçon incite essentiellement les marmots à ne pas se payer leur fiole s’ils sont à moitié sourds, mais bien à « adoucir le poids de leur vieillesse ».
L’école, bien mieux qu’avant
Conscients qu’on n’est jamais mieux défendu que par soi-même, Boyer propose ensuite de longues leçons sur le thème « l’école, c’est vachement bien ». Il précise ainsi que « l’école d’aujourd’hui est mieux construite, plus saine et mieux tenue qu’autrefois » par des instituteurs « plus instruits » et au moyen d’une « discipline plus douce ». Aux enfants de se montrer « reconnaissant envers la patrie de tous ces progrès ». Quant à l’instituteur ou à l’institutrice, véritable remplaçant des parents le temps de la classe, les enfants lui doivent « l’amour, le respect, l’obéissance, la gratitude et la reconnaissance ».
L’amour de la patrie
25 ans après la grosse tatouille de 1870, il y a urgence à entretenir l’amour d’une France passablement humiliée. Et le manuel y va au burin et à grand coups d’un lyrisme un tantinet pompier – allez lire les textes d’appui sur Gallica, c’est quelque chose…
« Nous avons le droit, nous Français, d’être fiers de notre patrie car elle est la terre du dévouement du génie et de l’honneur » - une terre « vivante et généreuse qui s’est toujours montrée le champion du bon droit et l’initiatrice du progrès moral et social ».
Bref, la France est une maman : « la patrie est notre mère, nous devons donc l’aimer de tout notre cœur, ‘honorer, la défendre même du prix de notre vie. » Car tout est là : on sent en permanence, en filigrane, se dessiner le goût de la revanche contre l’Allemagne – jamais citée expressément. D’où la nécessité de préparer les jeunes générations : « quand on aime ardemment son pays, on n’hésite pas : mourir pour la patrie, c’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie ».
Un bon citoyen
Aaaah le droit de vote. Après un siècle légèrement compliqué sur le sujet, le suffrage universel (masculin…) est désormais acquis. La moindre des choses est donc de s’en servir, d’où une insistance maniaque sur ce devoir ce civique, ce droit de vote « que nos pères ont mis longtemps à acquérir » - et que les mères attendront encore cinq bonnes décennies, soit dit en passant. Moralement impératif donc, le vote est libre – et désintéressé : « l’électeur qui se laisse guider par son intérêt personnel est un mauvais patriote ».
Et Dieu dans tout ça ?
Le plus curieux, dans ce manuel républicain ? Vu de notre époque qui confond parfois laïcité et athéisme, c’est probablement le chapitre entier consacré au devoir envers Dieu (« tous nos devoirs sans exception sont des devoirs envers Dieu »). Lequel, de Dieu, au fait ? Le manuel s’en moque et appelle les enfants à respecter toutes les confessions.
Certes, le catéchisme n’est plus enseigné dans les écoles en 1895, les crucifix sont sortis des classes et les maîtres sont désormais des fonctionnaires payés par l’État. Reste que la religion n’a pas totalement quitté l’école. Au terme de débats parfois houleux entre les plus acharnés des deux camps, laïc et clérical, Jules Ferry refusa d’opposer morale religieuse et morale laïque. La séparation de l’Église et de l’État n’intervenant qu’en 1905, le manuel aborde donc le rapport au divin, précisant que s’il n’est pas question d’interroger la nature de Dieu, il s’agit d’apprendre aux enfants à « ne pas prononcer légèrement [son] nom». Concrètement, ce sont tous les contenus de morale qui doivent beaucoup aux préceptes chrétiens, au sein d’une morale profondément inspirée des dix commandements en particulier.
Morale de garçons, morale de filles
En 1895 et pour un bon moment encore, les écoles primaires sont encore « de garçons » et « de filles » : si le manuel est le même, on n’enseigne pas les mêmes leçons aux uns et aux autres.
Ainsi, le chapitre sur l’ordre insiste particulièrement sur le fait que savoir s’organiser est une qualité surtout essentielle pour la future jeune femme. Une « bonne ménagère » doit être en mesure de « constamment maintenir un ordre parfait dans les affaires du ménage » - mais attention, non « sans apporter à cet ordre une certaine élégance et parer un peu son intérieur pour le plaisir des yeux ». On entend presque le conseil qui vise à apporter à monsieur son journal, sa pipe et ses pantoufles.
Les femmes, on l’a dit, n’ont pas de droits politiques. « Heureusement pour leur tranquillité », ajoute l’un des textes lus en classe, signé d’une certaine Clarisse Juranville qui précise qu’après tout c’est bien normal : « Dieu n’a donné aux femmes ni les mêmes aptitudes, ni les mêmes devoirs, ni les mêmes besoins qu’aux hommes ».
Quant au patriotisme déjà évoqué, les femmes, êtres certes fragiles et inaptes au combat, ont leur rôle à jouer. Pour l’essentiel, il leur revient « d’inspirer à leurs fils l’amour du pays et quand la patrie les réclame, loin de les retenir, de les encourager vaillamment à faire leur devoir ». Suit l’immanquable exemple des femmes spartiates qui incitaient dit-on leurs fils à revenir « avec leurs boucliers (vainqueurs) ou dedans (morts) ». Avec en bonus une petite rédaction : « Quel est le rôle de la femme vraiment française » ?
Mythe et réalité
Le tout a un parfum légèrement suranné, agace ou prête à rire parfois. Il est surtout à cent lieues de la réalité des classes, des maîtres et des élèves – celles dont La Gloire de mon Père, de Marcel Pagnol, ou la Guerre des Boutons de Louis Pergaud, écrits ou situés sensiblement à la même époque, témoigne d’une façon autrement plus réaliste que le très ambitieux manuel de Louis Boyer.
De quoi pousser à un certain relativisme quant au sens, au but et à l’efficacité des leçons de morale qui attendent les enfants dès cette rentrée.
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[1] La première lecture de l’année est une petite histoire où défilent Socrate et Xénophon, rien que ça. Plus loin, on passe de Voltaire à Chateaubriand en passant par Épictète, La Fontaine et Racine – à des enfants qui n’ont parfois que neuf ans…