Un mur contre Daesh, vraiment ? Conséquence de l’attaque contre les touristes de Sousse, la décision tunisienne de littéralement murer sa frontière libyenne n’est pas la première du genre. Et si l’idée de se protéger d’une menace ou d’un ennemi quelconque par une barrière physique a fait un tabac dans l’histoire récente (mur de Berlin, barrière entre le Mexique et les États-Unis, « peace walls » entre les quartiers catholiques et protestants de Belfast…), l’Antiquité n’est pas avare de dispositifs équivalents. Censé concrétiser la frontière entre l’Empire et le reste du monde, le limes romain poursuivait des buts sensiblement comparables à celui de l’état Tunisien. Et la partie la plus célèbre du dispositif se situe en Grande-Bretagne.
Deux murs pour le prix d’un
SI vous cherchez à savoir où G.R.R. Martin a puisé l’idée du Mur de glace défendu par Jon Snow et la Garde de Nuit, ne cherchez plus : l’auteur de Game of Thrones s’est très directement inspiré des murs d’Antonin et d’Hadrien, qui atteignent tranquillement leurs 18 siècles d’existence.
Leur but ? Défendre la province (Britannia) contre les attaques récurrentes des Calédoniens et des Maètes, les deux peuples qui occupent le territoire de l’actuelle Ecosse. Décrits comme de grands guerriers roux, les Calédoniens et les Maètes sont à en croire les auteurs romains de fameux barbares : les uns et les autres « habitent sur des montagnes sauvages et arides, ou des plaines désertes et marécageuses, sans murailles, ni villes, ni terres labourées, ne mangeant que de l'herbe, du gibier et du fruit de certains arbres (…) Ils passent leur vie sous des tentes, sans vêtements et sans chaussures, usant des femmes en commun… »
Premier épisode en 122 : après avoir constaté de visu les dégâts de ces attaques récurrentes, l’empereur Hadrien ordonne la construction d’un ouvrage militaire défensif : une muraille de 117 kilomètres qui coupe la Grande-Bretagne en deux, de la mer d’Irlande à la mer du Nord.
Deuxième épisode, 30 ans plus tard : le fils (adoptif) d’Hadrien, Antonin, doubla le dispositif en mettant en place une ligne défensive d’une soixantaine de kilomètres de long cette fois. Les légions construiront 19 forts[1] en une douzaine d’années le long de cette nouvelle frontière.
Monter son mur, mode d’emploi
Les deux murs ne se matérialisent pas de façon identique sur tout leur parcours. Celui d’Antonin, nettement moins impressionnant que l’ouvrage du bon Hadrien, est une sorte de talus herbeux de sept mètres de haut, renforcé par endroits et surveillé par une tripotée de tours de guet et de postes de garde. Il faudra tout de même douze ans pour achever cette sorte de merlon, ce mur de terre qu’on voit le long des autoroutes.
Le Mur d’Hadrien est d’un autre calibre – au point d’être franchement impressionnant par endroits : 178 kilomètres de muraille construits en six ans. Cinq mètres de haut, près de trois mètres de large dans sa partie centrale (toujours visible). Un fort ou un fortin tous les 450 mètres. Des tours de guet à deux niveaux, des chemins de ronde dans les parties les mieux défendues. Quatorze portes idéalement situées pour laisser passer marchands et voyageurs en les taxant d’un petit péage au passage. Le tout surveillé par des patrouilles régulières. La ligne défensive court sur les hauteurs du relief, ce qui permet une vue d’autant plus excellente sur les plaines que la partie nord du mur, exposée à l’ennemi, est elle-même défendue par des fossés truffés de pieux d’une taille respectable.
L’idée n’a rien d’original en soi : le limes, la frontière qui sépare le territoire romain de voisins parfois agités, protège partout les limites de l’Empire. Courant souvent le long de frontières naturelles comme le Rhin, le limes évolue au gré des conquêtes mais repose toujours sur ce principe d’une ligne matérialisée plus ou moins nettement par des palissades, des relais, des segments fortifiés…
Mais disons qu’en Grande-Bretagne, la décision d’Hadrien est l’équivalent d’un bon coup de poing sur la table – autant que d’un aveu de faiblesse. Si l’empereur fait ainsi étalage de sa puissance, c’est certes pour envoyer un message aux Calédoniens et aux Maètes : en gros, « ici c’est chez moi et tu vas te faire rouler dessus si t’essayes[2] ». Mais construire ce mur, c’est montrer en creux que Rome n’est pas en mesure d’offrir des conditions d’existence sûres aux habitants d’un territoire théoriquement romain depuis bien quarante ans.
Une frontière pleine de trous
Surtout symbolique, l’ouvrage sera délaissé par Rome presque dès le lendemain de la mort de l’Empereur. D’abord parce que son entretien coûte excessivement cher, ensuite parce qu’Antonin, on l’a vu, déplace la frontière au nord, enfin parce Rome n’a de toute façon guère l’intention de se servir du Mur comme d’une base arrière pour une future extension : le territoire calédonien, fait de tourbières et de champs de cailloux rocheuses où rien ne pousse, ne l’intéresse guerre. Là encore, G.R.R Martin n’a pas beaucoup exagéré en décrivant ce Mur abandonné du pouvoir central, ses garnisons faméliques et presqu’oubliées…
Le mur d’Hadrien, c’est un peu le désert des Tartares du roman de Buzzati : des soldats qui s’ennuient en attendant un ennemi qui ne vient pas - ou guère. La discipline se relâche : les archéologues ont retrouvé le long du tracé des centaines de preuves de la présence de femmes et d’enfants[3], ce qui prouve qu’avec le temps, les légionnaires s’étaient légèrement arrangés avec le règlement pour fonder une famille. D’autres sources font état de fréquentes désertions parmi ces troupes qui s’emm… nnuient comme ce n’est pas permis.
Plusieurs attaques sérieuses, à la fin du IIe siècle, vont pourtant conduire à une réaction de Septime Sévère qui ordonnera une sérieuse réfection du mur d’Hadrien, après avoir piqué une petite crise au cours d’une visite sur place. Le hic, c’est que le pauvre Septime meurt au cours de cette expédition de reprise en main…
C’est le temps qui aura la peau du mur. Au début du Vème siècle, avec le déclin de la puissance romaine, l’Empire néglige cette frontière si lointaine. Petit à petit, les légionnaires quittent l’armée, souvent pour s'installer dans la région comme paysans. Abandonné, le mur devint une sorte de carrière où les habitants des environs viennent récupérer des pierres déjà taillées pour construire maisons et églises.
Ceci dit, avis aux voyageurs : protégé depuis 1987 par son classement au patrimoine mondial de l’Unesco, le mur d’Hadrien est aujourd’hui un paradis pour les marcheurs, les photographes et les amateurs d’histoire antique. Pas certain que le mur tunisien soit promis au même avenir…
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[1] Soit très exactement, pour la petite histoire, le nombre de forteresses construites le long du Mur de Game of Thrones, même si trois seulement sont encore occupées au début de l’histoire…
[2] Mais en latin.
[3] Concrètement, des godasses.