Des heures de garde de vue et une mise en examen : l’été commence sur les chapeaux de roue pour Nicolas Sarkozy. Entres autres joyeusetés, l’ancien chef de l’Etat est soupçonné par la justice de trafic d’influence, un chef d’accusation pas toujours facile à cerner. L’occasion de revenir sur l’affaire qui déboucha sur création de ce délit – une affaire qui fit d’ailleurs tomber la tête d’un Président, Jules Grévy, voici plus de 125 ans.
La peau d’un Président
2 décembre 1887, place de la Concorde. Des centaines de personnes manifestent bruyamment depuis le matin devant l’Assemblée nationale. Il y a un peu de tout dans cette foule qui rassemble un drôle de mélange de socialistes, de nationalistes pur sucre, et de citoyens ordinaires en pétard.
Vers 13 ou 14 heures, un grand cri de joie éclate : après une semaine à se cramponner à son fauteuil, Jules Grévy, le vénérable Président de la République (80 ans tout de même) vient de céder. Harcelé de toutes parts, il vient enfin d’accepter de quitter ses fonctions, plusieurs semaines après le début d’un scandale qui l’a éclaboussé jusqu’au sourcil : l’affaire des Décorations.
Légions d’honneur à vendre
L’homme par qui le scandale est arrivé s’appelle Daniel Wilson, un député radical d’Indre et Loire. Ah ce Wilson ! Une authentique arsouille. Héritier cousu d’or, affairiste de première, habitué de toutes les entourloupes boursières, propriétaire de quelques imprimeries et de plusieurs journaux, Wilson touche à tout ce qui rapporte. Bref, un homme qui aime l’argent rapide, qui porte beau et qui a surtout le plaisir et l’avantage d’être le gendre de Jules Grévy depuis qu’il a épousé sa fille Alice, à l’Elysée même, quelques années plus tôt.
Ce lien familial ne va pas l’empêcher de mettre beau-papa dans une mouise sans nom, au contraire. Profitant de son poste et de ses contacts, convaincu d’être intouchable, Wilson est depuis six ans le principal bénéficiaire d’un trafic original : des… décorations. Le principe est simple : contre de l’argent, des renseignements, des avantages ou des informations, Wilson joue de son influence pour assurer à ses « clients » la remise de toutes les médailles possibles et imaginables, à commencer par la plus prestigieuses de toutes : la Légion d’Honneur. « Monsieur Gendre », comme le surnomme la presse, facilite les démarches, graisse des pattes, « sensibilise » tel ou tel, bref, met de l’huile dans les rouages pour satisfaire ses clients, avec l’aide de quelques comparses, dont un général et… une tenancière de bordel, Madame Limouzin, dont les confortables divans ne servent pas qu’à soulager un unique type de bourses. On y achète et on y vend médailles, récompenses et autres breloques, au cours du jour.
Et pas qu’un peu.
« Ah quel malheur d’avoir un gendre ! »
L’affaire, révélée par Alfred Capus dans le Gaulois (« Jadis, on était décoré content. Aujourd'hui, on n'est décoré que comptant ! »), est dévastatrice pour la jeune République, née dans la douleur moins de vingt ans plus tôt. L’antiparlementarisme connaît une flambée, alimentée par une presse, partagée entre amusement et colère, qui rebaptise ce joli système « Ministère des recommandations et des démarches ». Les chansonniers se payent en grand la binette de Jules Grévy, acculé, soupçonné et déjà condamné par une opinion publique qui ne peut croire qu’il ignorait tout :
« J'suis un honnête père de famille
ma seul' passion, c'est l'jeu d'billard
Un blond barbu, jolie gaillard
Une fois m'demande la main d'ma fille
Nini, qui s'desséchait d'attendre
Un parti, m'dit « papa, j'le prends »
Y sont mariés, mais c'que j'men r'pens !
Ah quel malheur d'avoir un gendre ! »
Les opposants au Président y voient tous du pain béni. Les monarchistes espèrent bien flinguer l'idée même de République, appuyés en cela par le général Boulanger, qui vient tout juste de se faire virer du ministère de la Guerre. A gauche, on sait que la place du Président est à prendre. Jules Ferry, ancien président du Conseil, guette la succession. Clemenceau, lui, assume sans états d’âme son intention de virer « le vieillard » .
23 000 dossiers et un procès pour rien ?
La démission de Grévy n’empêche pas l’ouverture d’un procès qui ne fait qu’écœurer davantage l’opinion, sidérée par l’ampleur du trafic organisé par Wilson. Organisé comme un véritable service administratif, secondé par une armada de secrétaires et d’intermédiaires, le gendre du Président a répondu en quelques années à un nombre invraisemblable de dossiers de demandes de décoration, venues de France comme de l’étranger : 23 000 en tout en six ans.
C’est plus de dix par jour… Une véritable industrie de l’influence qui lui permet de financer les caisses de ses entreprises et de ses journaux et de maintenir un train de vie qu’on qualifiera gentiment de somptuaire.
Le hic ? Il n’existe strictement aucune délit dans le Code pénal du temps susceptible de répondre à ces faits : Wilson, qui continue de siéger dans l’hémicycle grâce à son immunité parlementaire est poursuivi pour « corruption de fonctionnaire ». Mais un député n’est pas un fonctionnaire : la procédure échoue et Wilson, condamné à deux ans de gnouf en première instance, sera acquitté en appel. Il retrouvera son siège en toute tranquillité, ignorant superbement les remarques acerbes de ses collègues. Mieux encore : alors que la carrière de beau-papa est définitivement cuite, lui sera réélu à deux reprises dans sa circonscription, en 1893 et 1898.
Une issue guère morale, mais qui aura eu un mérite : face à la rage populaire, le législateur définira un délit pour désigner ce type de corruption : ce fameux trafic d’influence appelé à un brillant avenir dont est aujourd’hui accusé Nicolas Sarkozy.