L’homme est un loup pour le loup : qu’on en compte moins de 300 sur tout le territoire n’a pas empêché le Senat d’autoriser à nouveau les éleveurs à pratiquer des « tirs de prélèvement », bel euphémisme administratif qui autorise les éleveurs à tirer sur cet animal pourtant protégé. La suite d’une longue histoire marquée par quelques symboles frappants – dont celle, emblématique, d’une certaine bête du Gévaudan.
Le Gévaudan, 1764
Commençons par situer le cadre : le Gévaudan, au 18e siècle comme aujourd’hui, est une terre de landes et de hauts plateaux située entre le sud du Massif Central et le nord des Cévennes.
En juin 1764, pas très loin de Langogne, une femme garde ses bœufs avec ses chiens paisiblement. Soudain, une bête attaque le troupeau – une bête assez impressionnante pour que les chiens de garde… se barrent. En se regroupant pour se protéger, formant ainsi une sorte de barrière vivante ses bœufs sauveront la paysanne qui s’en sort vivante, mais traumatisée par ce loup géant. Si grand que personne ne la croit. On connait bien les loups, dans le coin et on sait que les hommes ne risquent à peu près rien : ils n’attaquent pas des animaux regroupés, protégés par un être humain et des chiens. Encore moins l’été, quand les proies pullulent. Bref, on croit cette femme folle à lier.
Pourtant, quelques jours plus tard et près du même village, Jeanne Boulet, une jeune bergère est bel et bien tuée, cette fois. Son corps est retrouvé si abimé, si déchiré, que les rieurs commencent à la mettre en sourdine d’autant que morsures et griffures sont d’une taille hors du commun. Jeanne est la première d’une longue série : en trois semaines, la Bête fait 8 victimes. En tout, on lui en attribuera… 124. Oui, quand même.
Un loup face à l’armée
Les premières battues sont un bide. La zone est immense, les moyens limités : on abat bien quelques pauvres malheureux loups, mais pas une seule bête dont les dimensions correspondent à celle du serial killer à quatre pattes qui commence à faire jaser au-delà du Gévaudan. Les nouvelles circulent, les gazettes et les colporteurs aussi. En deux mois, l’affaire remonte au gouverneur de la province. Lequel, estimant qu’il y a là une sale affaire qui pourrait lui coûter sa carrière, décide de taper fort et envoie… l’armée. Si. Les 57 Dragons du Capitaine Duhamel, très exactement.
Re bide. Non seulement le loup continue de tuer, mais il étend son territoire de chasse à l’Aubrac. La chasse à la Bête est déjà un sujet national quand un soir enfin, une escouade et ses rabatteurs la coincent près du château de la Baume. 250 fusils visent la bestiole à 40 pieds de distance à peine. Laquelle s’en tire comme une fleur et s’échappe au nez de ses poursuivants sidérés.
Evidemment, la rumeur ne peut qu’en sortir grandie. Dans tout le pays, on parle d’un animal énorme, à la tête rouge, de la taille d’un bœuf. En décembre, l’évêque de Mende demande aux prêtres de prier pour la mort de la Bête et exige des fidèles prières et pénitences pour ce fléau qu’il juge envoyé par Dieu lui-même.
Une affaire d’Etat
Au cas où Dieu ne suffirait pas, les autorités promettent des récompenses impressionnantes : 2000, puis 6000 livres. Un appel d’autant plus nécessaire que six mois après les premières attaques, les dragons de Duhamel commencent à passer pour de parfaits pinpins, qui plus est voleurs et violeurs. Personne ne peut plus les voir en peinture Or, au travers de la troupe, c’est le gouverneur qui est taxé d’incompétence – et par ricochet, le roi. Et ça, Louis XV apprécie moyennement.
Une attaque spectaculaire va le pousser à intervenir directement. En janvier 1765, la bête attaque un petit groupe de sept enfants. Le plus grand, Jacques Portefaix, se comporte avec un courage impressionnant : il organise la défense, encourage les petits, fait le plus de bruit possible, sans empêcher pourtant la Bête de happer un gamin de huit ans. Pas de quoi impressionner Jacques qui… POURSUIT la bête et la frappe à coups de bâton – surpris, le loup finit par lâcher le petit, avec une joue en moins par principe. Harcelé par Jacques et ses camarades, il finit par fuir. Louis XV, informé de cette histoire, y vit l’occasion de jouer au bon roi : l’éducation du jeune Jacques fut assurée par l’Etat.
Le chef des Dragons, lui, pédale toujours dans la semoule. Faute de résultats, il en vient à imaginer des pièges consternants, dont de fausses fermières en peaux de brebis cousues, remplies de sang de bœuf frais – un sang empoisonné au préalable. Etonnamment, c’est un nouveau bide. Comme l’immense battue de 1765 qui voit 20 000 hommes se lancer dans la plus grande battue de l’histoire du royaume.
La France et le roi ridiculisés
Conséquence secondaire, mais révélatrice, on se fout de la gueule de ces Français pas fichus de tuer un loup jusqu’en Angleterre où le french bashing est une vieille tradition : un journal anglais s’amuse à écrire que la Bête a tué 120 000 cavaliers du roi mais est enfin morte, tuée par une jeune chatte dont elle avait mangé un petit. Louis XV s’en étouffe de rage et envoie son propre porte-arquebuse, Monsieur Antoine. Et Monsieur Antoine, arrive enfin à quelque chose : un matin de septembre, au coin d’un bois, il abat de deux balles un loup gigantesque : 130 livres, 5 pieds et sept pouces de long.
Un monstre, oui, mais un simple loup tout de même – c’est presque décevant. Pour convaincre une population indécise, Monsieur Antoine fait défiler des rescapés fortement incités à identifier la bestiole. Ne reste plus qu’au porte-arquebuse de sa Majesté à exposer à Versailles une Bête bien arrangée par les taxidermistes. Le roi est impressionné. Le roi est content au point d’autoriser Monsieur Antoine à rajouter un loup à ses armoiries…
Le retour et la fin de la Bête
Sur place, pourtant on murmure que l’Antoine a tué un loup, mais pas LE loup – d’autant que les attaques reprennent… Alerté une énième fois, le Roi s’en lave les mains. A ses yeux, l’affaire du Gévaudan est close et la rouvrir est hors de question.
Dans le Gévaudan, on ne peut plus que mourir, organiser des pèlerinages et prier. Un matin, l’un de ces fidèles fait bénir par son curé trois balles d’argent, fondues à partir de sa médaille de la Sainte Vierge – à ce qu’on raconte, en tout cas. L’homme s’appelle Jean Chastel. Le 19 juin 1767, alors qu’il participe à une battue, surgit un loup gigantesque. Chastel épaule et tire : l’animal tombe. Sa dépouille sera examinée par Buffon lui-même, qui se contenta de déclarer sobrement qu’il s’agissait bien d’un loup.
Le bon ? Toujours est-il que les attaques cessèrent aussitôt, définitivement cette fois. Pourtant, Chastel ne parviendra jamais à faire reconnaitre son rôle : sa prise ne lui rapportera que 72 livres, loin des 6000 promises…