Des troupes russes qui manœuvrent, un Kremlin qui montre ses muscles et une tension qui progresse à vue d’œil dans une Ukraine à l’avenir plus incertain que jamais… Ce scénario sorti tout droit de la guerre froide se concentre ces derniers jours autour d’une région vers laquelle se concentrent tous les regards : la Crimée. Ce n’est pas la première fois que Moscou se penche de très, très près sur cette région, loin de là. Pourquoi la Russie s’intéresse-t-elle autant à la Crimée ?
Parce qu’elle n’est pas située n’importe où
La Crimée, c’est en bas par là. Autrement dit en termes plus géographiquement corrects, au sud de l’Ukraine et bien loin de Kiev, située à plus de 1000 kilomètres de Simferopol, la capitale régionale. La région forme une péninsule qui s’étend sur 27 000 km² (l’équivalent d’une région comme la Champagne-Ardenne), et son emplacement sur la Mer Noire, qu’elle sépare de la Mer d’Azov, est stratégiquement essentiel pour la Russie.
Héritage soviétique oblige, Moscou a tout fait depuis la chute de l’URSS pour y conserver l’essentiel de ses forces navales de mer Noire. Rattachée au port de Sébastopol, cette flotte – 10 000 hommes tout de même - permet à la Russie de montrer sa puissance de frappe à tous les pays riverains de la Mer Noire et elle lui ouvre surtout un accès commercial et naval rapide à la Méditerranée, via le détroit du Bosphore et les Dardanelles. Histoire de rappeler là encore à tous les pays d’Europe, du Moyen Orient et d’Afrique du Nord que Moscou compte sur l’échiquier géostratégique de cette partie du monde.
Parce que la Crimée est longtemps restée russe
Depuis cinq siècles, la Crimée n’a jamais pu profiter d’une quelconque indépendance et s’est retrouvée successivement sous contrôle de l'Empire ottoman, de l'Empire russe et de l'URSS. Ravagée par la Seconde Guerre mondiale, elle est même restée expressément russe jusqu’en 1954, date à laquelle Nikita Khrouchtchev (lui-même ukrainien) l’en sépare pour la rattacher à la République d’Ukraine. Le dirigeant soviétique n’y perdait pas grand-chose, l’Ukraine restant solidement sous contrôle de Moscou, comme l’ensemble du boc de l’Est. Mais reste que la Crimée est dès lors bel et bien une région d’Ukraine depuis cette date. Du moins sur le papier.
Sur le terrain, c’est nettement plus compliqué. La politique menée par l’Empire des Tsars puis par l’URSS a largement renforcé largement le caractère russe d’une région déjà culturellement et linguistiquement bien plus attachée à Moscou qu’à Kiev – le russe est l’une des langues officielles de la Crimée, au même titre que l’Ukrainien et est parlé par 98 % de la population. Rien d’étonnant donc si cette dernière exprime largement son désir de redevenir russe lorsque l’URSS explose en vol en 1991.
Loupé : le Traité de Minsk et la création de la CEI confirment le rattachement de la Crimée à l’Ukraine. Côté russe, on l’a toujours en travers : Moscou n’a reconnu ce rattachement qu’en 1997, et encore, pour dix ans et à condition que la Crimée y gagne le statut particulier de République autonome. Statut qu’elle obtient et qu’elle a toujours conservé depuis au sein de l’Ukraine. Pressions russes obligent, Moscou a également obtenu une série d’accords stratégiques à la fin des années 90, accords qui lui garantissent le maintien de ses bases navales et l’accès à la Mer Noire.
Parce que la Crimée a pour la Russie les yeux de Chimène
Après la révolution Orange qui emporta le régime gouverné – déjà – par Victor Ianoukovytch, le parti de Ioulia Timochenko tenta de remettre en question ces accords en 2004. Bien évidemment, Ianoukovytch s’empressa de les prolonger à son retour au pouvoir en 2010 tandis que Timochenko filait croupir en prison au terme de plusieurs procès dont la légitimité semble, disons, contestable.
L’échec de la Révolution Orange est en grande partie celui d’une Ukraine qui n’arrive pas à s’unir et à rompre les liens qui l’attachent à la Russie pour se tourner vers l’Union Européenne.
Accessoirement, l’attachement des 2 millions d’habitants de la Crimée à la Russie s’explique aussi par des raisons moins idéologiques et plus terre à terre. En dehors du tourisme russe en Crimée, traditionnellement très important, la présence des navires et des équipages maintenus par le Kremlin assure la vitalité économique de Sébastopol et de toute sa région. De quoi expliquer en partie au moins le fait qu’une grande partie des habitants juge illégitimes les manifestants de Kiev et ne voient guère d’intérêt à raccrocher l’Ukraine à une Union Européenne dont les atouts lui paraissent pour le moins hasardeux. En Crimée comme ailleurs, beaucoup jugent qu’un bon tien vaut mieux deux tu l’auras.