Halte à la décroissance
La croissance économique n'a pas la cote. Pour qui suit l'actualité, il ne se passe pas de semaine sans tomber sur un article ou un intervenant, en général issu d'un pays prospère, présentant négativement la croissance du PIB; celle-ci serait une "drogue", une addiction dont nous devrions nous guérir pour enfin vivre heureux (un avatar récent de ce genre ici). Vous avez probablement entendu parler du mouvement de la "décroissance" à moins d'avoir vécu dans une cave pendant les 10 dernières années (auquel cas, vous l'avez expérimentée directement).
En face de cela, il n'y a rien. C'est que les économistes, qui seraient les mieux placés pour expliquer ce qu'est la croissance, apprennent dès leurs premiers cours que le PIB est un indicateur bourré de limites, qui ignore des pans entiers d'activité économique, valorise des gaspillages, évalue mal les activités non marchandes. Comme par ailleurs on leur reproche souvent leur matérialisme borné, leur tendance à connaître le prix de tout et la valeur de rien, leur obsession pour l'argent, ils ne sont guère tentés par une défense de la poursuite indéfinie de la croissance du PIB.
C'est regrettable. Parce que malgré ses défauts, le PIB est un indicateur qui mérite de constituer un objectif majeur des politiques publiques et une mesure du succès économique des sociétés. L'économiste Nicholas Oulton s'est récemment livré à une défense enthousiaste du PIB face aux principales critiques que cet indicateur rencontre.
Le PIB, une mauvaise mesure du bien-être?
La principale critique que l'on peut adresser au PIB est de mal mesurer le bien-être. Cette critique était à l'origine de la commission Fitoussi-Stiglitz visant à mieux mesurer la performance économique et sociale. C'est exact mais cela n'a jamais été son but. Le PIB sert à mesurer la valeur de la production pendant une période, et destinée à la consommation. Le fait de ne pas prendre en compte la valeur et la nature des loisirs, de ne pas mesurer l'activité domestique (laissant penser qu'une femme restant à la maison et s'occupant de ses enfants n'apporte rien à la société) provient d'une volonté d'éviter, autant que possible, d'intégrer des évaluations subjectives dans le calcul.Les tentatives pour intégrer d'autres aspects pour construire des indicateurs de bien-être n'ont pas réussi à avoir beaucoup de succès précisément parce qu'elles nécessitent trop d'évaluations subjectives.
Quand on sait ce que le PIB et sa croissance mesurent et ne mesurent pas, on peut noter que le PIB, s'il ne constitue pas le bien-être, est une des composantes de celui-ci. Consommer n'a pas, évidemment, vocation à être le seul but de l'existence. Néanmoins, ce que l'on peut consommer est une des dimensions de la satisfaction individuelle. On peut considérer que certaines consommations sont plus nobles que d'autres, que visiter un musée ou lire des oeuvres classiques est préférable à la consommation de romans de gare ou de programmes télévisés; mais c'est considérer au passage que les normes bourgeoises sont les seules déterminant de la valeur. La neutralité du PIB a l'intérêt de respecter également les goûts de chacun, même ceux que nous n'aimons pas, et cet universalisme n'est pas si fréquent.
Le PIB est un indicateur de bien-être
Si le PIB ne mesure pas directement le bien-être, il est directement lié avec toute une série de choses dont on sait qu'elles contribuent à celui-ci. Chacun peut aller voir sur Gapminder et constater qu'un PIB élevé coïncide entre autres avec une espérance de vie forte, un niveau d'éducation élevé, une faible mortalité infantile, un faible nombre de meurtres, etc. La croissance du PIB réduit le chômage, l'une des principales source de souffrance individuelle, et réduit le nombre de suicides.
Dans l'ouvrage "the moral consequences of economic growth" l'économiste Benjamin Friedman va plus loin, constatant que les périodes de croissance économique coincident avec des progrès dans la tolérance, dans la démocratie, et qu'à l'inverse, les périodes de décroissance sont marquées par les conflits internes, les progrès de l'intolérance, la régression de la démocratie.
La prospérité matérielle mesurée par le PIB n'est donc pas directement le bien-être, mais celui-ci est une condition indispensable pour toute une série de choses qui elles y contribuent directement.
La croissance du PIB fait-elle le bonheur?
L'une des critiques les plus fréquemment adressées à la croissance du PIB comme indicateur de bien-être est le paradoxe d'Easterlin. Celui-ci constatait qu'au delà d'un certain niveau de PIB par habitant, la croissance supplémentaire ne semblait pas faire monter le niveau de bien-être perçu par les gens. A partir d'un certain point, la croissance du PIB ne fait plus le bonheur. La découverte de ce paradoxe en 1974 a conduit à de multiples hypothèses pour l'expliquer, et surtout, a nourri la critique du PIB et de la croissance. A quoi bon la croissance si elle ne rend pas les gens plus heureux?
Certains en sont donc venus à préconiser le remplacement de la croissance économique comme objectif des politiques par le bonheur. Et à encourager des mesures politiques réduisant la croissance mesurée du PIB, dès lors qu'elles accroissent le bonheur.
Mais il y a un problème : ce paradoxe d'Easterlin n'en est pas un. De nombreux travaux ont montré qu'Easterlin était victime d'une illusion statistique. En réalité, les gens qui vivent dans des sociétés plus prospères sont effectivement plus heureux, et leur niveau de satisfaction augmente avec le PIB par habitant.Daniel Kahneman considère désormais que le paradoxe d'Easterlin est l'une des plus grandes erreurs des sciences sociales des dernières années.
Une croissance infinie dans un monde fini?
Les opposants à la croissance pourront répondre que ces arguments n'ont aucune importance : de toute façon, la croissance économique sera inéluctablement limitée par les ressources naturelles. La croissance nuit à l'environnement et n'est donc pas soutenable; elle ne saurait dès lors être un objectif souhaitable.
Ce raisonnement néglige la véritable nature de la croissance économique. Trop souvent, celle-ci est présentée comme la simple accumulation de plus en plus de choses par de plus en plus de gens. On confond la croissance avec celle des bactéries dans une boîte de pétri: celles-ci s'accumulent, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de ressources, et disparaissent brusquement.
Ce scénario d'effondrement de nos sociétés est certainement possible. De la même façon que la croissance économique peut tout à fait continuer en consommant de moins en moins de ressources. La croissance ne consiste pas à utiliser toujours plus de la même chose, mais à découvrir sans cesse de nouveaux moyens d'utiliser ce qui existe grâce au progrès technique. Dès lors, si les évolutions techniques se font plus vite que ne s'épuisent les ressources utilisées sur le moment, la croissance peut se poursuivre de manière exponentielle.
La question de la plausibilité d'une croissance économique qui se poursuivrait au cours des 500 ou 1000 prochaines années n'a aucun sens. Par contre, savoir si la croissance est souhaitable pour les 10, 20, 50 prochaines années mérite d'être posée, et d'avoir une réponse positive.
La croissance, un objectif noble
Est-il souhaitable d'être obsédé exclusivement par la croissance économique? Certainement pas. Il est tout à fait louable de savoir ce que dit et ne dit pas le PIB, ce que peut apporter ou non la croissance économique. "L'argent ne fait pas le bonheur" est certainement une banalité, mais n'est pas fausse: c'est tout au plus une condition nécessaire, pas une condition suffisante.
Mais cela n'empêche pas de rappeler que depuis 5 ans, nous avons connu la décroissance; le PIB par habitant français est encore en dessous de son niveau de 2006, et c'est le cas dans de nombreux pays européens. Il est bien difficile de considérer que cette période a rendu les gens plus heureux, plus tolérants, moins matérialistes et se contentant de peu. C'est plutôt l'inverse : les frustrations font le lit des extrémismes et de l'intolérance. Et l'absence de croissance nourrit le chômage, la pauvreté et les frustrations.
Peut-être qu'un jour, nous préférerons profiter des progrès technologiques pour moins travailler, profiter de plus de loisirs et nous contenter de ce que nous avons déjà; c'est un processus déjà en cours, nous travaillons bien moins que ne le faisaient les gens au début du 20ième siècle, et nous en portons très bien. Ce jour là, la croissance économique cessera.
Se focaliser exclusivement sur la croissance a certainement des limites. Mais, comme le constatait l'économiste Robert Solow, s'il faut être obsédé par un objectif, la maximisation du PIB et de sa croissance n'est pas un mauvais choix. La croissance économique mérite amplement de rester une priorité.