Ne pas augmenter les impôts, tout en les augmentant
De George Bush à François Hollande, les dirigeants qui promettent solennellement de ne créer aucun impôt nouveau ont bien du mal à tenir leur promesse. C'est normal : c'est impossible. Pour s'en convaincre, imaginez les situations suivantes :
- En 2015, la conjoncture économique est mauvaise, le PIB diminue, et les rentrées fiscales aussi. Le gouvernement, pressé de lutter contre les déficits, augmente les taux d'imposition, et les recettes fiscales 2015 se retrouvent égales à celles de 2014.
- En 2015, les prix immobiliers montent, mais le seuil de l'impôt sur la fortune reste inchangé. Résultat, de nombreuses personnes se retrouvent assujeties à l'ISF et doivent payer plus d'impôts.
- En 2015, le gouvernement lance un grand mouvement contre la fraude à la TVA. De nombreuses entreprises sont contrôlées, et certaines d'entre elles font l'objet de rappels et d'amendes.
- En 2015, 90% des français paient 100 euros d'impôt en moins, et 10% des français paient 900 euros d'impôt en plus, de sorte que les recettes fiscales totales sont inchangées.
- En 2015, le quotient familial est réformé, les plafonds de réduction d'impôt correspondants sont réduits.
- en 2015, sous l'effet de l'inflation, tous les revenus augmentent de 2%. Les seuils des impôts progressifs ne changent pas, de sorte que tout le monde paie un peu plus d'impôt progressif.
- En 2015, le gouvernement décide de supprimer quelques "niches fiscales" et les actifs et revenus correspondants sont désormais taxés.
- En 2015, le gouvernement réduit la dotation des universités, et celles-ci augmentent les droits d'inscription.
- En 2015, l'Etat transfère certaines compétences aux collectivités locales; celles-ci augmentent les impôts locaux pour y faire face.
On pourrait multiplier les exemples de ce type. A chaque fois, le gouvernement pourrait annoncer, la main sur le coeur, que la promesse de ne pas augmenter les impôts a été tenue. Et à chaque fois, beaucoup de gens pourraient constater qu'en fait, les impôts qu'ils paient ont beaucoup augmenté. Si l'on y ajoute le fait qu'une partie des impôts payés l'année n correspond en pratique aux règles fiscales déterminées l'année n-1, la confusion est totale. L'annonce de "ne pas augmenter les impôts des français" n'a tout simplement aucun sens. Parce que "ne rien faire" c'est déjà faire quelque chose, qui peut, en fonction des circonstances, augmenter ou diminuer les recettes fiscales totales, ou changer la répartition des impôts payés, faisant que certains paieront plus et d'autres moins.
La fiscalité vieillit mal
"Geler les impôts" devrait donc signifier aussi geler la réalité, puisque les montants collectés changent en fonction des circonstances économiques. Mais la principale raison qui conduit la fiscalité à évoluer, c'est que les gens, pour payer moins d'impôts, changent leur comportement. Les tenues extravagantes d'Abba n'étaient pas un choix esthétique, mais une conséquence du système fiscal suédois, qui ne considérait les achats de vêtements comme frais professionnels que s'il était impossible de les porter dans la rue.
L'impôt sur les portes et fenêtres, au 19ième siècle, avait vocation à être un impôt progressif efficace. Il est facile à calculer et requiert peu d'informations; Et les gens riches ont en général des maisons plus grandes que les pauvres. L'effet pervers de cette taxe était l'incitation à construire des maisons sans ouvertures, ou à murer les ouvertures existantes, pour payer moins d'impôts; Cela rendait les logements tellement insalubres qu'il a fini par être supprimé sous la pression des hygiénistes.
Parfois d'ailleurs, ce changement de comportement est l'objectif affiché de l'impôt; les taxes carbone, ou les taxes sur le tabac, sont augmentées en vue d'inciter les gens à cesser de fumer ou de trouver les moyens les plus efficaces d'émettre moins de gaz à effet de serre. Paradoxalement, dans ces cas-là, la hausse du taux d'imposition a pour objectif de réduire l'impôt collecté (si la hausse de taxe est suffisamment dissuasive). Et dans ce cas-là, même un gouvernement bien intentionné devra tâtonner pour trouver le taux d'imposition qui permet d'atteindre l'objectif souhaité.
L'électoralisme joue également à plein régime. Les contribuables adorent les baisses d'impôts, mais détestent les baisses des dépenses publiques dont ils bénéficient, et sont dans le même temps résolument favorables à la réduction de la dette publique. Et certains sont plus doués que d'autres pour s'organiser en groupes de pression et obtenir des avantages fiscaux. Ces aspirations contradictoires conduisent à un système fiscal volontairement flou, dans lequel le système fiscal devient de la sculpture sur fumée pour cacher hausses et baisses.
Par ailleurs, ce qui dans la vie réelle est considéré comme de la sagesse - expérimenter des choses, corriger lorsque cela ne va pas - est considéré dans l'univers du commentaire politique comme le pire des désaveux et des renoncements. De ce fait, plutôt que de supprimer des impôts dont les inconvénients l'emportent sur les avantages, on préférera toujours rajouter une couche supplémentaire, qui ajoutera de la complexité et de la confusion, laissant à chacun penser qu'au fond, son impôt ne baisse pas autant que celui des autres. C'est ainsi que l'on maintient des dispositifs comme le CICE, malgré leur efficacité très discutable.
La réforme fiscale impossible
Il est donc naturel que la fiscalité évolue, même si ce n'est pas toujours pour de bonnes raisons. Et la meilleure façon de s'en accommoder n'est pas de nier cette réalité en faisant croire qu'il est possible de figer l'état du monde; mais de prendre acte de ces changements inévitables. Tout impôt mis en place à un moment donné deviendra tôt ou tard un nid à complexité dans laquelle s'engouffreront les avocats fiscalistes et dont bénéficieront les plus riches ou les plus malins.
La solution à ce problème, en théorie, c'est de remettre à plat de temps en temps le système fiscal pour une réforme en profondeur, afin de l'adapter au contexte. Mais cela requiert beaucoup de réflexion en amont, et ne s'improvise pas; et cela nécessite suffisamment de légitimité politique pour éviter que la première alternance politique ne soit l'occasion de noyer les mesures sous un fatras d'exceptions et de clientélisme. Inutile de dire que les conditions ne sont pas près d'être remplies. On murmure qu'un ancien premier ministre avait décidé de faire de la remise à plat de la fiscalité un projet majeur, mais l'idée n'a manifestement pas survécu au réveillon 2013-2014. La fiscalité sera peut-être un jour l'occasion de traiter les électeurs comme des adultes plutôt qu'à base de slogans sans signification (pas de nouvel impôt l'année prochaine); ce n'est pas pour tout de suite.