Qu'est-ce que c'est que le "shutdown"?
Vous vous souvenez de la falaise fiscale? Du plafond de la dette? C'est un nouvel épisode de ce conflit entre les démocrates (qui ont la présidence et le Sénat) et les républicains (qui sont majoritaires au Parlement). Dans la procédure budgétaire américaine, il y a des dépenses "obligatoires" (comme par exemple, les retraites, appelées là bas "social security", ou les dépenses publiques de santé pour les personnes âgées, "medicare"), et les dépenses "discrétionnaires" qui incluent les salaires des fonctionnaires, le budget des agences fédérales ou les commandes de la défense. Pour que les dépenses "discrétionnaires se fassent, le congrès doit voter un "décret d'appropriation" à intervalles réguliers qui fixe combien chaque service peut dépenser pendant telle période de temps (par exemple, la NASA dépensera x millions de dollars au cours de l'année pour l'étude de la planète Mars). Lorsque le Parlement et le Sénat ne se mettent pas d'accord, ils peuvent passer une "résolution de continuité" qui étend la durée des décrets précédents. C'est ce qui se passe depuis 2008. Mais cette fois, les républicains ont proposé une résolution qui retarde d'un an la mise en place de la réforme du système de santé, en échange d'une prolongation de 6 semaines; les démocrates ont refusé et déclaré la réforme de la santé non négociable. Donc, faute de droit de dépenser ses fonds, le gouvernement américain s'arrête. Depuis 1977 que cette procédure budgétaire existe, c'est la 18ième fois que cela arrive.
Comme elles n'ont pas le droit de dépenser, les administrations doivent cesser de fonctionner et les personnels ont l'obligation de rester chez eux en congé sans solde. Seuls certains services considérés comme "indispensables" comme les gardiens de prison, les contrôleurs aériens, continuent de fonctionner. Il y a donc d'un côté des fonctionnaires qui ont l'interdiction de travailler, même s'ils acceptaient de le faire sans être payés; et d'autres qui ne sont pas payés, n'ont aucune certitude de l'être, et ont l'obligation d'aller faire leur travail. Dans la plupart des pays civilisés, c'est l'inverse qui se passe : en cas de désaccords et de blocages politiques, l'administration continue de fonctionner même s'il n'y a pas de gouvernement, comme par exemple en Belgique, et ils ne s'en portent pas si mal.
Le problème ici est que ce shutdown arrive en même temps qu'une autre échéance : le plafond de dette est atteint, et le trésor américain devrait arriver au bout de ses possibilités le 17 octobre. Il faudrait donc le relever, sous peine de voir le gouvernement américain en défaut de paiement, une situation inédite.
C'est grave?
Il est très difficile d'estimer les coûts d'un arrêt de fonctionnement du gouvernement. La réduction immédiate des dépenses publiques que cela implique a un effet récessif; Goldman Sachs estime par exemple sur la base du shutdown de 1995 que cela coûterait 8 milliards de dollars par semaine à l'économie américaine, faisant passer la croissance trimestrielle de 2.5 à 1.9% (en rythme annualisé). Mais ce genre de calcul a ses limites. Souvent en effet le "shutdown" est résolu en payant aux fonctionnaires les salaires non versés et en leur demandant de rattraper le temps perdu en contrepartie. Mais si le shutdown dure longtemps, on peut imaginer que ce genre de compensation devient de plus en plus difficile.
Les vraies conséquences sont indirectes. L'incertitude économique augmente fortement, et l'indice de confiance s'effondre; cela peut avoir, surtout si la crise s'éternise, des conséquences macroéconomiques durables en réduisant l'investissement des entreprises et les embauches. Il n'est pas sain de maintenir éternellement une incertitude radicale sur les lois qui vont s'appliquer ou non. L'image des USA se dégrade à l'étranger, avec des conséquences difficilement mesurables.
Mais le vrai risque est le plafond de dette. Etant donné l'importance du dollar, l'importance des titres de la dette publique américaine pour le système financier, un défaut même partiel aurait des conséquences apocalyptiques sur l'économie américaine, et sur le reste du monde, à côté desquelles la crise de 2007 serait une aimable plaisanterie.
Peut-être faut-il passer par là pour enfin traiter les questions de dettes et de dépenses publiques sérieusement...
C'est la thèse défendue par certains en France : bloquer le fonctionnement de l'Etat pour causer un électrochoc salutaire. Mais c'est absurde. Déjà, on peut noter que depuis 1977, les multiples shutdowns n'ont pas empêché la dette publique américaine d'exploser. Surtout, on n'est pas du tout dans le contexte de vertueux parlementaires en lutte contre la fiscalité et les dépenses publiques excessives. S'il fallait faire un parallèle français, il faudrait imaginer par exemple que le groupe écologiste à l'assemblée exige que le gouvernement annonce dès maintenant une sortie du nucléaire, sous peine d'empêcher la signature du budget, de bloquer la rémunération des militaires et des enseignants, et de paralyser toutes les administrations. Quoi que l'on pense du nucléaire, est-ce vraiment une situation souhaitable?
Il faut rappeler que le point de blocage ici est que les républicains veulent empêcher la mise en oeuvre de la réforme (votée depuis des années) du système de santé américain, mise en place par l'administration Obama. Avant celle-ci, le système de santé américain est le plus inefficace et coûteux des pays développés; et cette réforme en pratique généralise au pays le système mis en place dans le Massachusetts par le républicain Mitt Romney : Étendre l'assurance-santé à 32 millions d'américains qui n'en bénéficient pas pour l'instant en leur imposant de s'assurer (sous peine d'amende) et en versant des subventions à ceux qui n'en ont pas les moyens. Jouer avec la catastrophe pour empêcher la mise en place de cette réforme est particulièrement absurde.
En ce qui concerne le plafond de dette, rappelons que c'est un système qui entretient l'irresponsabilité des congressistes. Le gouvernement américain est constitutionnellement obligé d'honorer les dépenses publiques votées par le congrès, d'appliquer la loi fiscale votée par le même congrès, et interdit par le plafond de dette (voté par le congrès) de combler par l'endettement l'éventuel écart entre dépenses et recettes. Il incite donc les congressistes à voter des impôts faibles, des dépenses élevées, pour se racheter publiquement une vertu en refusant de voter l'endettement nécessaire pour combler l'écart, jouant sur la stupidité de l'électeur.
Comment tout cela va-t-il finir?
Il est très difficile de le prévoir. Dans ce genre de négociation du bord du gouffre, chaque camp a intérêt à se déclarer intransigeant, à créer l'incertitude sur ses actions, pour pousser l'autre à faire des concessions le premier. Il semble que la position des démocrates soit mieux assise, car les électeurs considèrent majoritairement les républicains responsables de la situation; et ils comptent sur le fait que les républicains finiront, au dernier moment, par renoncer à obliger le gouvernement à faire défaut et relèveront le plafond de dette (John Boehner, chef des républicains au congrès, a voté déjà 5 fois en faveur de ceci). Mais ce type de négociation génère toujours une dose d'incertitude et peut déraper. Personne ne veut d'un défaut du gouvernement américain, mais personne ne veut non plus perdre la face. Obama bénéficie d'être dans un second mandat, donc de ne pas attendre de réélection, et de construire ce qui restera de sa présidence, en particulier, la loi sur la santé. Obama a par ailleurs constaté que céder en 2011 lors de la négociation sur le plafond de la dette n'avait apporté aucun avantage.
Pour l'instant, les marchés financiers semblent persuadés qu'un accord sera trouvé et que les problèmes seront encore une fois évités; ils ont vu tellement de crises budgétaires ces derniers temps qu'ils considèrent qu'il finira forcément par y avoir une issue sans conséquences graves. Mais il est possible aussi que l'on assiste brusquement à une chute des marchés financiers face à l'incertitude générée par la situation. Si celle-ci intervient avant le 17 octobre, jour du plafond de dette, elle sera l'occasion pour les milieux d'affaires de faire pression sur les républicains. Ou alors les marchés réagiront après, alors que le gouvernement américain aura été contraint d'être en défaut de paiement, et les républicains seront obligés de céder et responsables d'une crise majeure. On peut imaginer qu'il n'y aurait alors plus de shutdown avant longtemps, voire que le plafond de dette serait enfin supprimé. A un prix prohibitif.