Le plafond après la falaise
Si la fin des négociations sur la falaise fiscale vous a échappé pour cause de réveillon, vous allez bénéficier d'un rattrapage : les USA vont recommencer, comme en été 2011, le psychodrame du plafond de dette publique.
Aux USA, la loi fixe le montant maximum que le gouvernement américain a le droit d'emprunter, c'est à dire sa dette totale autorisée. Cette limite existe depuis la première guerre mondiale. Auparavant, chaque émission de nouvelle dette devait être autorisée par le Congrès; le plafond de dette était une façon de rendre la procédure budgétaire plus flexible. Mais comme le montant est fixé en dollars, la simple croissance de l'économie américaine fait qu'il faut relever ce plafond régulièrement. Pendant longtemps, ce relèvement a été traité comme une procédure administrative, mais ces derniers temps, avec la polarisation accrue de la politique américaine, le plafond de dette a conduit à des négociations de plus en plus tendues entre démocrates et républicains.
Il s'agit d'un pur théâtre politique de l'absurde. Selon la constitution américaine, le gouvernement est obligé d'honorer les dépenses votées par le Congrès. Il est aussi obligé d'appliquer la loi fiscale votée par le même Congrès. Et il est obligé de respecter le plafond de dette. Si la loi prévoit des dépenses de 200, des impôts de 100, mais interdit d'émettre plus de 50 de dette nouvelle, le gouvernement est face à une équation insoluble.
Dans tous les pays, Etats-Unis compris, les électeurs sont contre les hausses d'impôts, hostiles aux réductions de dépenses publiques qui les concernent (en pratique : toutes) et résolument opposés à la dette publique. Le système du plafond de dette permet donc aux politiciens de flatter l'ignorance de l'électeur, en votant d'abord les impôts bas et les dépenses élevées qu'ils souhaitent, pour ensuite se racheter une image vertueuse en tonnant contre la dette.
Cela pourrait être un triste jeu politicien, mais en aout 2011, il a eu des conséquences. En théorie, lorsque le plafond de dette est dépassé, le gouvernement devrait se déclarer en défaut, puisqu'il n'a pas le droit de dépenser plus qu'il ne collecte en impôt, donc en particulier, ne peut plus payer la charge de sa dette. Or certains parlementaires républicains ont déclaré ne pas craindre de mettre le gouvernement américain en défaut lors de la négociation de 2011. Le plafond de dette joint à ce genre d'attitude irresponsable crée donc un risque sur la dette américaine, une petite probabilité de défaut; c'est pour ce risque politique que Standard & "Poors a dégradé la note de la dette américaine suite à cette négociation.
Or, le plafond de dette étant de nouveau atteint, les USA vont de nouveau jouer à ce jeu stupide. Comment pourraient-ils s'en sortir?
La "solution" de la pièce à mille milliard de dollars
En 2011, la blogosphère économique avait discuté d'une idée théorique fondée sur une astuce légale. Le gouvernement, en effet, a le droit d'émettre la quantité qu'il veut de pièces de monnaie en platine, pour n'importe quelle valeur faciale. Cette loi est faite normalement pour permettre l'émission de pièces spéciales pour les collectionneurs, comme le fait la monnaie de Paris par exemple. L'idée consisterait alors à créer une pièce de valeur faciale mille milliards de dollars (ou un trillion, comme sur l'illustration de ce post).
Ensuite, il suffit de déposer la pièce en question sur le compte du gouvernement fédéral auprès de la banque centrale, et celui-ci est automatiquement crédité d'autant : le gouvernement peut donc continuer, légalement, de dépenser à partir de son compte à la banque centrale.
Cette idée vous paraît sans doute ridicule, tirée par les cheveux; et surtout, totalement aberrante. Financer les dépenses publiques en créant de la monnaie toute neuve, ce sont des pratiques pour des pays comme le Zimbabwe, ou l'Allemagne de Weimar : la recette de l'hyperinflation. C'est exact, mais il n'y a pas de raison que cela se passe ainsi dans ce cas précis.
Premièrement, si la Fed craint une hausse de l'inflation, elle peut mener parallèlement une politique restrictive. Par exemple, elle détient à son bilan un bon nombre de titres de la dette publique américaine: il lui suffit d'en vendre pour contrebalancer l'effet de la pièce. Au bout du compte, il s'agirait simplement d'une façon bizarre et détournée pour le gouvernement américain d'émettre de la dette malgré le plafond.
Et deuxièmement, comme le rappelle Krugman, actuellement, l'économie américaine est dans une situation très particulière dans laquelle l'émission monétaire n'a pas d'effet inflationniste. Evidemment, hors de ces circonstances très spéciales, ce genre de pratique aurait des conséquences inflationnistes : il n'est pas raisonnable d'imaginer pouvoir financer longtemps la dépense publique par de l'émission monétaire sans conséquences.
Mais l'absurdité de cette "solution" est surtout une réponse à l'absurdité de l'existence de ce plafond de dette. Se retrouver à intervalles réguliers au bord du défaut de paiement est une façon toute aussi imbécile de mener des politiques publiques que la monétisation des dettes. Une sortie par le haut de cette situation, comme l'indiquent Josh Barro ou Joe Wiesenthal, serait un accord dans lequel président et Congrès s'entendent pour supprimer en même temps le plafond de dette et cette possibilité de monétisation de la dette.
Le plafond de dette, inconstitutionnel?
Pour le juriste Eric Posner, le plafond de dette est en réalité inconstitutionnel. Le président des USA peut, face à des injonctions contradictoires du Congrès, décider souverainement de ce qui est bon pour le pays, et faire sauter au passage l'absurde plafond de dette.
Cette idée, tout comme celle de la pièce à mille milliards, conduirait quoi qu'il arrive à de grosses batailles juridiques, décidées au bout du compte par la Cour Suprême. Donc, une large dose d'incertitude sur les finances publiques américaines le temps que tout cela soit décidé.
Reste donc ce qui se passera probablement, car Obama est manifestement du genre à chercher à éviter la confrontation et à rechercher des compromis, même dans les situations les plus absurdes : un nouveau psychodrame, des républicains hystériques, une presse avide de nouvelles en direct qui commentera ce spectacle absurde en temps réel, et au bout du compte, un compromis bancal, qui permet de repousser l'échéance jusqu'au prochain épisode.
Et ensuite, des commentateurs qui déploreront ce triste spectacle (après l'avoir commenté minute par minute), et diront que si seulement les gens de bonne volonté de chaque camp voulaient bien se donner la main, il serait possible de faire de "bonnes politiques responsables", qui comme par hasard correspondent exactement à l'intérêt de leur catégorie socio-professionnelle. Trop de gens, à commencer d'ailleurs par les électeurs, ont intérêt à ce que la politique budgétaire reste un spectacle irresponsable.