Monsieur Classe éco,
Ou que j'aille, cet été, j'entends toujours les mêmes musiques, à la radio, dans les restaurants, partout. Dans les soirées, ces morceaux ont un succès instantané : il suffit que le DJ les passe pour que tout le monde se rue sur la piste de danse. Les gens semblent vraiment adorer. Qu'est-ce que ces morceaux ont de plus que les autres pour avoir un tel succès?
David G., Ibiza.
Cher David,
J'imagine que comme tout le monde, vous êtes allé voir la video "Gangnam Style" pour une seule raison : voir la video la plus visionnée d'internet. Notez qu'il y a là un phénomène circulaire, autorenforçant : vous allez voir cette vidéo musicale parce que des centaines de millions de gens sont allés la voir. Mais ces centaines de millions de gens sont aussi allés la voir parce que les autres allaient la voir - et c'est comme cela qu'on en arrive à plus d'un milliard 700 millions de visionnages.
Le sociologue Mark Granovetter a décrit ce genre de phénomène dans un modèle. Supposez une discothèque dans laquelle il y a 100 personnes. Les gens iraient bien danser sur la piste (sans quoi ils ne seraient pas venus) mais n'ont pas envie d'être les seuls, ou les premiers, à danser, par peur du ridicule. Mais leur degré d'inhibition est variable. Certains en sont totalement dépourvus, et se ruent sur la piste de danse, même seuls. D'autres par contre n'y vont que s'il y a suffisamment de personnes déjà présentes.
Supposons que les 100 personnes soient classés par timidité croissante. La première n'est pas du tout timide, et danse même s'il n'y a personne sur la piste. La seconde n'est pas trop timide non plus, et danse s'il y a une personne sur la piste. La troisième, s'il y a deux personnes sur la piste, etc, jusqu'à la centième personne, très timide, qui ne se décidera à aller sur la piste de danse que lorsqu'elle sera seule au bar et que les 99 autres sont sur la piste. Vous voyez que dans cette discothèque, il y aura une ambiance d'enfer, tout le monde sera en train de se dandiner sur la piste de danse.
Maintenant, imaginons une seconde discothèque exactement pareille que la première, contenant le même public, à une minuscule différence près : la troisième personne ira sur la piste lorsqu'il y a trois personnes déjà sur la piste de danse, et pas deux comme dans le cas précédent. Tout le reste est identique. Vous voyez instantanément le résultat : comme dans la première discothèque, la première personne ira danser, la deuxième aussi... Mais pas la troisième, et donc pas la quatrième (au seuil de déclenchement de 3) ni aucune des autres. Cette discothèque aura une ambiance sinistre, avec deux personnes qui se trémoussent sur la piste de danse, et 98 personnes qui se regardent en chien de faïence en tenant un verre de rhum-coca tiède.
Le modèle de Granovetter montre deux choses intéressantes. Premièrement, de minuscules différences peuvent donner des résultats drastiquement différents. La différence entre les discothèques dans notre exemple est minime : l'individu 3 a un seuil de déclenchement de 3 au lieu de 2, tout le reste est similaire. Pourtant cela conduit à un comportement collectif radicalement différent entre les deux discothèques.
Deuxièmement, si une personne voit deux discothèques avec une telle différence d'ambiance, elle ne l'expliquera probablement pas de cette façon. Le DJ est moins bon dans la seconde. Ou le décor insatisfaisant. Ou le personnel de service pas assez efficace. Ou, tout le monde sait que cette boîte est nulle et que c'est l'autre qui est à la mode cette année. On a tendance à considérer qu'un phénomène collectif - l'absence d'ambiance dans une boîte - ne peut être expliqué que par une cause intrinsèque, qui concerne toutes les personnes concernées. C'est ce que l'on appelle l'erreur d'attribution fondamentale.
Et cela nous amène à votre question. Il y a de grands effets mimétiques dans les succès musicaux. Les radios veulent diffuser des morceaux qui plaisent, et les morceaux qui plaisent sont ceux qui sont les plus diffusés. L'influence sociale - ce que les autres apprécient - détermine énormément ce que chacun apprécie. Pour tester cet effet, les sociologues Salganik, Dodds et Watts (ce dernier a décrit l'expérience dans son excellent livre "Everything is Obvious") se sont livrés à l'expérience suivante: Sur un réseau social pour adolescents consacré à la musique, ils ont créé divers environnements dans lesquels les visiteurs pouvaient écouter, évaluer et télécharger gratuitement, des morceaux.
Dans l'un de ces espaces, les morceaux étaient présentés de manière aléatoire, sans autre information, aux adolescents : cela servait de groupe témoin indiquant la qualité "intrinsèque" des morceaux de musique. Dans les autres, les morceaux étaient présentés en indiquant ceux qui avaient obtenu le plus d'opinions positives, et avaient été le plus téléchargés. Chaque environnement a évolué de manière différente, à partir du même point de départ (zéro chanson téléchargée initialement). Les chercheurs ont observé deux types d'effet de l'influence sociale. Premièrement, elle tendait à renforcer les succès et les échecs : les morceaux les plus appréciés étaient beaucoup plus appréciés dans les univers avec influence sociale, et inversement. Deuxièmement, les résultats étaient imprévisibles : chaque monde a eu un "tube" différent. Et il est impossible d'identifier par des qualités intrinsèques si une chanson allait devenir un tube ou non. ces effets étaient renforcés en accroissant l'effet social - par exemple en présentant les morceaux dans l'ordre de succès plutôt que par ordre alphabétique.
Ces effets sociaux n'ont jamais totalement éliminé l'impact de la qualité; Les chansons jugées les meilleures dans le groupe témoin (qui n'affichait pas les goûts des autres utilisateurs) n'ont jamais eu de résultats catastrophiques, les mauvaises chansons n'ont jamais eu de très bon résultat, et les bons morceaux ont eu en moyenne de meilleurs résultats que les mauvais. Sorti de là, tout était possible, de la première place dans certains environnements à la 46ème dans d'autres.
Qu'est-ce que les tubes de l'été ont de spécial, alors? Si l'on en croit l'expérience de Watts et ses collègues, ils ne sont pas mauvais - un mauvais morceau a du mal à atteindre le statut de numéro 1. Sorti de cela, ces morceaux et leurs auteurs ont surtout la chance de bénéficier d'une dynamique imprévisible. Le titre du tube de cet été 2013 est, à ce titre, particulièrement bien choisi.