Par le feu et par le sang. La critique de Régis Debray dans le Nouvel Obs

Le combat clandestin pour l'indépendance d'Israël. 1936-1948
Albin Michel

Note de C.E.: Le titre: "Israël: Quand les terroristes étaient juifs " est de l'Obs.. David Ben Gourion qualifiait l'Irgoun et le Groupe Stern de "Terroristes"

Voici l'intégrale de la critique, légèrement raccourcie dans l'Obs pour des raisons de place:

Une mine de renseignements déconcertants, pour les candides comme vous et moi ; et au second degré, une source d’enseignement pour nos cours d’éducation morale et civique chapitre « fin et moyens » : Jusqu’où est-il permis d’aller pour faire triompher une juste cause ? Le récit enlevé et dru de Charles Enderlin qui traverse les années noires de la préhistoire d’Israël, son combat clandestin pour l’indépendance, depuis la révolte arabe de 1936 jusqu’à 1948, comblera l’amateur d’insolite autant que les chercheurs de vérités. « On n’offre pas d’État à un peuple sur un plateau d’argent », disait Chaïm Weizmann, le premier président de l’État d’Israël. Malraux voyait dans cette phrase « une plainte amère ». Ce n’est qu’un sobre constat, d’application universelle, et toujours contemporain, voir le Kosovo et la Palestine. Les hommes de bronze qui forgent un pays par le feu et par le sang, le leur et celui des autres, figurent rarement, après les fanfares du triomphe, sur le livre d’or des annales officielles. Ces ouvriers de la première heure, plus proches du Sartre des Mains sales que du Camus de L’Homme révolté, Charles Enderlin s’est retroussé les manches pour les tirer du clair-obscur, en interrogeant les derniers témoins, en exhumant les dossiers, en raboutant les pièces d’un sidérant puzzle.
Au Levant, où le passé ne passe pas, où les mémoires souterraines explosent en flash d’actualité, un historien du présent tant soit peu rigoureux ne peut pas ne pas se faire mi-archiviste mi-spéléologue. Journaliste conséquent et bien documenté, ce familier des coulisses à qui on doit la meilleure histoire aujourd’hui disponible des récentes négociations de paix au Proche-Orient ne se distingue de l’historien que par la facture : il raconte l’histoire passée au présent, donnant ainsi au lecteur l’effroi des romans réalistes. Noir et policier, en l’occurrence, puisqu’il s’agit de la lutte clandestine menée par ceux que les occupants Britanniques appelaient au début des « gangsters », d’un genre très particulier, il est vrai : intellectuels pour la plupart, portés par une foi messianique, et prêts à se suicider pour la Cause. L’enquête sur les organisations paramilitaires sionistes qu’étaient avant l’indépendance, l’Irgoun, le groupe Stern et les débuts de la Haganah, l’ancêtre de Tsahal, révèle quelques lourds secrets de famille, mais n’a rien d’une démystification scandaleuse, tant l’auteur montre d’empathie pour cette piétaille du sacrifice. C’est l’histoire vraie de son peuple, et il l’assume.
Begin, Juif polonais, rescapé du Goulag, Moshé Dayan en jeune volontaire à qui une balle pétainiste arrache un œil sur le front syrien, en 1942, le Paris d’après-guerre où gaullistes et socialistes, la DST aidant, offrent une base arrière à la Haganah et au Mossad, l’odyssée pathétique de l’Exodus : voilà, entre cent autres, des rappels illustres. N’oublions pas non plus l’assassinat en pleine rue de Bernadotte, le médiateur de l’ONU et le terrible attentat de l’hôtel King David. Oui, une chanson de geste se fait aussi à coups d’hold-up, de colis piégés, d’exécutions sommaires, de tueries d’innocentes, de grenades dans des boutiques et sur des bus de civils (et pas seulement sur les postes de police). Il y a eu un terrorisme juif, assumé par maints « révisionnistes » résolument pratiqué par l’Irgoun, et le Bétar, créé en 1935 par Jabotinsky, leader de la droite nationaliste et chantre de « la nation absolue, fondée sur l’unicité de la race ». Ce dernier demanda à ses hommes, après un massacre à l’aveugle, d’épargner autant que possible les femmes et les enfants arabes. « Le baratin contre le terrorisme » fut méthodiquement réfuté par un article, signé de Shamir et d’autres, en juillet 1943. Un texte très argumenté, qui expédierait aujourd’hui ses auteurs du côté de l’axe du Mal.
Cette plongée en eaux profondes, nuisible au confort intellectuel des prisonniers du noir et blanc, nous rappelle utilement quelques vérités immémoriales et dérangeantes. Mentionnons d’abord : la férocité dont peut faire preuve, dans ses colonies ou protectorats, une métropole libérale et démocratique, britannique en l’espèce. Ensuite, l’intensité des luttes inter-juives d’alors, tant il est vrai qu’une guerre de libération nationale se double toujours, à l’intérieur, d’une lutte fratricide entre mouvances rivales, où tous les coups sont permis. Ajoutons l’éternel réflexe du « l’ennemi de mon ennemi est mon ami », qui amena certains militants du judaïsme radical, avant la découverte de la Shoah, à prendre langue avec l’Axe, l’Italie fasciste et le Reich nazi (comme le feront d’ailleurs, pendant la deuxième guerre mondiale, la plupart des leaders des mouvements d’indépendance dans l’Empire britannique, depuis le mufti de Jérusalem Husseini jusqu’à Chandra Bose en Inde, en passant par Sadate en Égypte, et le père d’Aung Sui en Birmanie). Et finissons par une note plus optimiste : des gentleman terroristes, quand ils ne sont pas sommairement exécutés comme le fut Abraham Stern par l’inspecteur Morton de la police anglaise, en 1942, peuvent toujours, sur le tard, faire de respectables Premiers ministres devant qui leurs anciens geôliers dérouleront le tapis rouge. Changez les noms. Mettez ici à la place de Yitzhak Shamir et de Menahem Begin, anciens terroristes promus chefs de gouvernement, quelques noms de Palestiniens emprisonnés ou pourchassés, et vous ne perdrez pas tout espoir de voir un jour la paix.
Qu’on se rassure. Le romantisme révolutionnaire n’a pas eu, en Israël, le dernier mot. Car le singulier, le plus admirable de cette histoire un peu partout répétée, c’est la façon dont Ben Gourion et les responsables syndicaux et politiques ont, in fine, fait rentrer dans le rang tous ces groupes d’activistes, en ramenant, manu militari, en faisant couler au large des côtes un navire rebelle de l’Irgoun, l’Altalena, leurs fanatiques à la raison – d’État. Celle-ci exige le monopole de la violence légitime.
Ce retour au classicisme, heureux pour l’avenir démocratique du peuple hébreu, eut son prix : un voile pudique, parfois injustement jeté sur la mémoire tragique des immolés de l’ombre. Maintenant, et en français du moins, grâce à Charles Enderlin, justice leur est rendue.
Régis DEBRAY