La plus dure défaite des Palestiniens depuis 1948. Paru dans Libération le 20 avril 2004

Ariel Sharon a toutes les raisons d'être satisfait. Puissance régionale, jamais Israël n'a connu une situation stratégique aussi favorable. La menace irakienne a disparu. Selon les généraux israéliens, la défense antiaérienne syrienne est obsolète. La Libye a renoncé aux armes de destruction massive. Téhéran subit la pression de la communauté internationale pour placer son programme nucléaire sous le contrôle de l'Agence internationale de l'énergie atomique, et il ne viendrait à personne l'idée saugrenue d'en exiger de même pour le centre de Dimona dans le Néguev ou de demander des explications sur le programme spatial militaire israélien.

Profondément divisée, la Ligue arabe ne parvient pas à organiser un sommet alors que le mouvement national palestinien vient de subir sa défaite la plus dure depuis 1948. Après trois ans et demi d'Intifada, l'autorité autonome issue des accords d'Oslo n'existe plus que sur le papier. L'armée israélienne occupe à nouveau la Cisjordanie, où toutes les localités sont bouclées par près de six cents barrages en tout genre ¬ l'ONU les a comptés. Au nom de la lutte antiterroriste chère à l'administration Bush, Tsahal poursuit les «liquidations ciblées» de dirigeants islamistes. Le cheikh Yassine le 22 mars, son successeur, Abdelaziz al-Rantissi, samedi dernier. Aucune perspective de négociation ne pointe à l'horizon. En déclarant Yasser Arafat persona non grata, Ariel Sharon et George Bush ont non seulement neutralisé le seul dirigeant palestinien qui ait la légitimité pour conclure un accord avec Israël mais l'ont poussé à prouver qu'il n'était pas hors jeu en faisant barrage à toute tentative de réformer l'autorité autonome. Disposant du soutien sans faille du président des Etats-Unis et de la droite républicaine aux Etats-Unis, Ariel Sharon a désormais tous les éléments en main pour imposer sa solution au problème palestinien. Le plan que, patiemment, il a mis en place depuis son premier poste ministériel dans le gouvernement de Menahem Begin, en 1977, et qu'il a décrit dans son autobiographie publiée en 1989. Donner plus de profondeur à la plaine côtière israélienne en occupant le plus possible les hauteurs qui la dominent à l'est. Créer des zones de sécurité dans la vallée du Jourdain. Assurer une majorité juive à Jérusalem, «la capitale éternelle réunifiée d'Israël». Le mouvement Goush Emounim a été un des sous-traitants de ce vaste projet. Ses militants, poussés par la vision messianique du Grand Israël biblique, ont créé des colonies là où les gouvernements travaillistes n'en voulaient pas.

Mais Ariel Sharon vient d'abattre ses cartes en publiant son plan de séparation. Les Palestiniens recevront des enclaves qu'ils pourront appeler «Etat de Palestine». Là où des colonies risqueraient d'être trop isolées en secteur palestinien, elles seront évacuées. A Gaza d'abord, où 7 000 colons sont entourés par plus d'un million et demi de Palestiniens. Le départ de Gaza permet d'assurer la promotion du plan Sharon. Les Israéliens ont toujours rêvé de se débarrasser de ce territoire surpeuplé de réfugiés. La colère des colons et de l'extrême droite israélienne viendra renforcer l'image «pragmatique» du Premier ministre, qui, en cas de crise gouvernementale, pourra compter sur le Parti travailliste de Shimon Pérès afin de former un cabinet d'union nationale. Et puis ceux qui, en Israël ou à l'étranger, veulent garder l'espoir d'une relance du processus de paix pourront toujours considérer que l'évacuation de colonies par Sharon, leur tuteur, est un précédent historique qui permettra de reprendre les négociations. Rappelons que le retrait n'est prévu que pour le milieu de l'année 2005.

A moins d'un miracle économique, les Israéliens laisseront une population plongée dans une paupérisation sans précédent, conséquence des opérations israéliennes destinées «à graver dans la conscience des Palestiniens qu'ils n'obtiendront rien par la violence». La formule est de l'état-major de Tsahal. Soixante-deux pour cent des Palestiniens vivent en dessous de la ligne de pauvreté qui est de deux dollars par jour. La plupart de ces familles survivent grâce à l'aide alimentaire des organisations internationales. Pire, selon l'organisation caritative américaine CARE, à Gaza 13,3 % et en Cisjordanie 4,3 % des enfants de moins de 5 ans souffrent de malnutrition grave. Des chiffres importants car plus de la moitié de la population palestinienne a moins de15 ans. Selon un sondage effectué par un psychiatre de Gaza, 53 % de ces enfants ne rêvent pas de devenir astronautes, ingénieurs, médecins ou même généraux mais... shahids ¬ martyrs. Ce sera une génération tournée vers la vengeance dont les héros s'appellent Ahmad Yassine et Abdelaziz al-Rantissi.

Cela ne surprend pas Ariel Sharon. A 76 ans, pour lui c'est le combat imposé au sionisme depuis sa création et il ne changera pas sa vision de l'Histoire : «Israël affronte le terrorisme arabe depuis plus de 120 ans. Les chances d'un accord dépendent avant tout des Arabes, qui doivent éliminer le terrorisme... Du point de vue stratégique, il est possible que dans dix ou quinze ans le monde arabe en plein déclin aura moins de possibilités d'attaquer Israël, qui aura une économie florissante.» Pour lui, il n'y a pas de menace démographique arabe : «Au début du siècle dernier, il y avait en Palestine 56 000 Juifs, ensuite moins de 660 000 lors de l'indépendance d'Israël. Il y en a aujourd'hui près de 5,5 millions... Je suis certain que le temps oeuvre en notre faveur.»

En traçant les limites des enclaves palestiniennes, Ariel Sharon entend assurer l'avenir de la sécurité d'Israël. Face à cette stratégie, la politique de Yasser Arafat s'est avérée catastrophique. Le président palestinien n'a pas mesuré les conséquences des attentats-suicides du 11 novembre 2001 aux Etats-Unis. Il a trop hésité à lancer une politique répressive contre les chefs intégristes à Gaza jusqu'au début 2002. Lorsqu'il prit la décision d'appréhender le cheikh Yassine et son entourage, le 27 mars 2002, il était trop tard. Une bombe humaine du Hamas venait de tuer vingt-neuf Israéliens à Netanya. Le Premier ministre israélien pouvait déclencher sa grande offensive contre l'autorité autonome et neutraliser définitivement Arafat. Depuis, Ariel Sharon est le premier dans l'histoire de la région à pouvoir décider seul de la solution à apporter au problème palestinien. Grâce à l'alliance sans précédent qu'il a forgée avec la droite républicaine de George Bush, nul ne peut efficacement contester sa politique. Ni l'Europe, ni le monde arabe, ni les Nations unies. Mais Israël peut-il se permettre une telle victoire ?

Publié par cenderlin / Catégories : Analyses