La conclusion surprendra: Ariel Sharon est aujourd'hui un des meilleurs analystes de la situation au Proche-Orient. Les dix-huit années passées depuis sa guerre au Liban lui ont permis de réfléchir, d'observer, de tirer les leçons de ses erreurs passées. Il a appris qu'en situation de conflit, un Premier ministre israélien doit agir en bénéficiant d'un consensus national et d'une coalition la plus large possible.
En 1982, lors des opérations au Liban, alors ministre de la Défense, il fut très vite aux prises avec une opinion publique hostile à la guerre et à une opposition dure conduite par le Parti travailliste. Et puis l'affaire des massacres de Sabra et Chatila a failli lui coûter sa carrière politique et l'a marginalisé pendant de longues années. Là, il a compris qu'il devait, en cas d'opérations militaires à hauts risques, tout surveiller de près, être constamment informé. Le général Shaoul Mofaz, l'actuel chef d'état-major, en fera les frais.
Ministre du cabinet Shamir jusqu'en 1992, il a fini par réaliser qu'il était inutile de lutter bec et ongles contre le processus de négociation avec les Palestiniens. Autant jouer le jeu de la diplomatie mais en dictant les règles, car il est plus facile de laisser les pourparlers s'enliser que de s'y opposer. L'élection de Benyamin Netanyahou lui a appris que l'électorat israélien voulait entendre deux mots: paix et sécurité, qu'il répétera inlassablement tout en multipliant les prédictions apocalyptiques: «L'autonomie palestinienne deviendra une entité terroriste menaçant l'existence même de l'Etat.»
En 1998, il ira jusqu'à recevoir discrètement, dans sa ferme, Abou Mazen, le numéro 2 de l'OLP. Mais c'est lors du sommet de Wye River que, ministre des Affaires étrangères, il fera ses premières armes dans les pourparlers avec l'OLP. Sans aller toutefois jusqu'à serrer la main de Yasser Arafat, «le terroriste». Sur le fond, sa vision politique s'est renforcée au fil des ans. Il n'a aucun doute: l'organisation palestinienne et son chef sont les principaux ennemis de l'Etat juif. D'autant plus dangereux que les gouvernements israéliens sont amenés à leur faire des concessions territoriales.
Durant son année dans l'opposition, après la défaite électorale de la droite, en mai 1998, Ariel Sharon a peaufiné son «plan de paix»: pas de retrait israélien de la vallée du Jourdain ni d'autres zones de sécurité en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Jérusalem et les zones qui y ont été annexées à l'est, au nord, au sud: sous souveraineté israélienne de même que les frontières avec la Jordanie et l'Egypte. S'ils observent un cessez-le-feu total, les Palestiniens pourront établir un Etat sur le reste des territoires... c'est-à-dire, au plus, sur 56 % de la Cisjordanie. «Tant que ça? C'est trop...», répondra ironiquement Yasser Arafat.
En février 2001, l'ancien général arrive à la présidence du Conseil dans des conditions idéales. Ehud Barak, son prédécesseur, lui a facilité la tâche en accusant Arafat d'avoir torpillé les négociations pour se lancer dans la lutte armée. L'argument a fait le lit de Sharon. Une majorité du public israélien considère qu'il est le mieux placé pour affronter la violence palestinienne. L'artisan de la guerre au Liban est devenu l'homme du consensus. Exsangue, le Parti travailliste le rejoint dans un gouvernement d'union nationale où Shimon Pérès apporte l'aura de son prix Nobel de la paix. En prime, il dispose d'une armée sans état d'âme, piaffante d'impatience à laquelle il faut tenir la bride haute. L'instrument idéal de sa politique. Un sacré changement: en 1982, des généraux, des unités entières rechignaient à suivre ses ordres.
Officiellement, ni le gouvernement, ni le cabinet de sécurité n'ont approuvé un plan menant à l'effondrement de l'autorité palestinienne et au départ de Yasser Arafat. Mais plusieurs éditorialistes israéliens considèrent que telle est bien la signification de la tactique militaire employée face aux Palestiniens. La politique israélienne de liquidation de militants et de dirigeants accusés de terrorisme entraîne automatiquement des représailles, des attentats, de nouveaux meurtres. Avi Dichter, le patron du Shin Beth, en avait averti les dirigeants israéliens.
Tout le monde, dans la région, savait donc que le Front populaire de libération de la Palestine réagirait à l'assassinat de son leader, Abou Ali Moustafa, tué par un missile israélien le 27 août dernier. Le FPLP abattra Rehavam Zeevi le 17 octobre à Jérusalem. Le soir même, le chef de la milice armée du Fatah à Bethléem mourait dans l'explosion de sa voiture. Deux heures plus tard, les Palestiniens tiraient sur Gilo, le quartier juif construit sur des terrains annexés, au sud de Jérusalem. L'armée était prête.
Dans la nuit, les chars israéliens réoccupaient le nord de Bethléem et cinq autres secteurs autonomes en Cisjordanie. «Des mesures d'autodéfense nécessaires, l'Autorité autonome ne faisant rien pour prévenir le terrorisme», selon les autorités israéliennes. Personne n'écoute les dirigeants palestiniens lorsqu'ils affirment avoir besoin de temps pour ramener le calme, qu'ils ne peuvent agir contre les organisations extrémistes lorsqu'ils sont sous le feu israélien, que leurs postes de police sont bombardés, leurs villes bouclées et en partie occupées. Ils rappellent qu'en 1996, après les sanglants attentats du Hamas qui avaient fait en Israël plus de cinquante morts, la sécurité palestinienne avait mis plusieurs mois à neutraliser l'organisation intégriste sans que Israël intervienne. Aujourd'hui, leur liberté d'action est d'autant plus limitée que leur opinion publique est chauffée à blanc.
En l'occurrence, la répétition, l'élargissement de ce genre d'opérations militaires «défensives» conduirait inévitablement à l'affaiblissement de l'administration palestinienne et, à terme, à sa disparition. Expliquant qu'Israël assurait sa défense, ripostait à des attaques palestiniennes, Ariel Sharon pourrait alors arguer qu'il n'est pas directement responsable de la chute d'Arafat. A des ministres de droite qui prônaient une politique beaucoup plus agressive, Shimon Pérès a lancé: «Qui voulez vous à la place d'Arafat? le cheikh Yassin du Hamas?» De l'entourage de Sharon est arrivée une autre réponse: «Mieux vaut le Hamas authentique plutôt qu'un Hamas déguisé...» Autant pour l'administration Bush qui voudrait - coalition antiterroriste oblige - réduire l'intensité du conflit israélo-palestinien!
Le Hamas est l'ennemi préféré du Premier ministre. Déjà, en octobre 1981, ministre de la Défense, il avait autorisé le retour à Gaza des étudiants palestiniens intégristes expulsés d'Egypte après l'assassinat d'Anouar El Sadate. Ils deviendront, sept ans plus tard, les dirigeants du Jihad islamique et du Hamas. C'était huit mois avant la guerre au Liban, où l'objectif de Sharon était justement la destruction de l'infrastructure de l'OLP. A l'époque, après le départ d'Arafat et de ses hommes, Israël s'était retrouvé face au Hezbollah. Un adversaire autrement implacable.
Ariel Sharon estime qu'il ne faut pas prendre trop au sérieux les protestations de la Maison Blanche et du département d'Etat. Au moment où les chars israéliens menaient leur opération dans Bethléem, le Sénat américain approuvait l'aide à l'étranger. Le principal bénéficiaire est Israël, qui reçoit 2,724 milliards de dollars. Les Etats-Unis, pense Sharon, ne lâcheront pas l'Etat juif, «la seule véritable démocratie au Proche-Orient». Si malgré tout, cela devait arriver, ce serait, dit-il, un remake de Munich. 1938, les puissances européennes abandonnant la Tchécoslovaquie à Hitler.