Envahir un pays arabe, en expulser les «terroristes». Mettre en place un nouveau régime favorable à Israël et aux Etats-Unis. C'était, en 1982, la précédente tentative visant à redessiner, par la force, la carte géopolitique du Proche-Orient : la guerre au Liban. L'affaire avait mal tourné. Son auteur : Ariel Sharon fut obligé de démissionner de son poste de ministre de la Défense. L'opposition de gauche en Israël avait tiré de ce fiasco des conclusions éthiques. Dès 1983, Yitzhak Rabin écrivait que, pour «le Parti travailliste, l'utilisation de la force pour réaliser des objectifs politiques fondamentaux est illusoire et dénuée de droit moral. Il est impossible de parvenir par la force à une solution définitive du conflit israélo-arabe». Il rejetait ainsi la doctrine du Likoud et, dix ans plus tard, lançait le processus de paix avec les Palestiniens.
Dans son combat contre ce qu'elle considérait comme une trahison des valeurs essentielles du sionisme et un danger existentiel pour l'Etat juif, la droite israélienne a reçu le soutien de ses alliés idéologiques aux Etats-Unis. En 1996, aux Etats Unis sept personnalités républicaines proposaient à Benjamin Netanyahou, alors chef du gouvernement, «une nouvelle stratégie pour protéger Israël». Il s'agissait notamment, pour Israël, de modeler son environnement stratégique en coopération avec la Turquie et la Jordanie, en affaiblissant la Syrie. Cet effort peut être concentré sur le limogeage de Saddam Hussein». Cela sur la base du principe : «Alors que les précédents gouvernements israéliens et de nombreux autres à l'étranger pouvaient mettre l'accent sur "les territoires palestiniens en échange de la paix", ce qui a placé Israël dans une position de retrait culturel, économique, politique, diplomatique et militaire ¬ le nouveau gouvernement peut promouvoir des valeurs et des traditions occidentales. Une telle approche, qui sera bien accueillie aux Etats-Unis, serait : "la paix en échange de la paix", "la paix par la force" et l'indépendance : l'équilibre des forces.» La plupart des signataires de ce texte sont aujourd'hui, à des niveaux divers, membres de l'administration Bush. Vingt-deux ans après la guerre au Liban, le Premier ministre, Ariel Sharon, va pouvoir vérifier, sur une bien plus grande échelle, si sa conception de l'usage de la force militaire peut aboutir au grand chambardement géopolitique qu'il n'a pas réussi à imposer. Il pourrait, aujourd'hui, donner des conseils à George W. Bush.
La première phase de l'opération au Liban s'était plutôt bien passée. A Beyrouth, les chrétiens assiégés par les Syriens et les hommes de Arafat avaient accueilli dans la liesse les militaires israéliens, leur lançant du riz et des bonbons. La scène, dûment filmée par les équipes de télévision, fut du meilleur effet. L'opinion publique israélienne était convaincue de la justesse de la guerre.
Note pour les responsables en communication de l'administration Bush : prévoir quelques tonnes de riz et de bonbons afin que des badauds irakiens puissent les lancer sur les GI.
Les choses se sont gâtées plus tard, lors du siège de Beyrouth Ouest. Pour déloger Yasser Arafat et l'OLP, il a fallu bombarder les quartiers musulmans de la ville. Là, les images firent mauvais effet. Après quelques semaines de tirs d'artillerie et de raids aériens, la presse internationale ne parlait plus que du martyre des populations assiégées et, en Israël, l'opposition s'était réveillée. Les manifestations contre la guerre se multipliaient. L'agitation avait gagné l'armée, et surtout les réservistes qui appréciaient de moins en moins l'idée de combattre pour une cause qui, pensaient-ils, n'était pas directement liée à la défense de leur pays.
Note au général Franks : éviter, autant que possible, d'assiéger Bagdad pendant une longue durée.
Une exposition de matériel militaire saisi à l'OLP ¬ lance-roquettes de Katiouchas, canons, armes légères ¬ et censé menacer la Galilée n'avait impressionné que les convaincus. La destruction de cet armement était pourtant le casus belli, la raison officielle de l'opération israélienne au Liban.
Note à Donald Rumsfeld : veiller à trouver, de manière convaincante, des armes de destruction massive en Irak. Cela fera taire les détracteurs de la politique américaine.
Surtout, le Proche-Orient est une région où les différends se règlent souvent en dehors des tribunaux. En arabe, cela s'appelle «Taar», la vengeance. Des vendettas parfois centenaires opposent des communautés diverses. L'armée israélienne a fini par jouer les vigiles, protégeant les chrétiens face aux druzes dans la montagne du Chouf. Difficile, dans ces conditions, de compter sur des alliés locaux. La Commission d'enquête israélienne sur les massacres de Sabra et Chatila avait conclu qu'Ariel Sharon aurait dû se méfier, ne pas envoyer les phalangistes libanais dans les camps palestiniens de Beyrouth. Cela lui avait coûté son portefeuille ministériel.
Note pour les unités américaines en Irak : ne pas faire confiance aux diverses milices kurde, chiite et autres. De nombreux Irakiens ont des comptes à régler entre eux et une catastrophe est vite arrivée.
Et puis, il y a l'Islam. Au Liban, en juin 1982, les imams chiites avaient accueilli Tsahal à bras ouverts. Les Israéliens les débarrassaient de leurs ennemis palestiniens. Mais au fil des mois, la situation s'est considérablement détériorée. Formés par des Pasdaran iraniens dans la Bekaa libanaise, des commandos chiites lancèrent des attaques contre les Israéliens qui réagirent d'une manière classique avec couvre-feu, perquisitions, arrestations, fouilles dans des mosquées. Résultat : une guérilla contre Tsahal devenue une armée d'occupation. Ce furent les premières attaques-suicides contre les soldats israéliens.
Note à Condoleezza Rice et au Conseil national de sécurité : surveiller les agissements des Iraniens dans l'Est irakien. Note au Pentagone : autant que possible, les GI ne doivent pas toucher aux mosquées.
Israël n'a pas su terminer sa guerre au Liban, retirer ses troupes avant qu'elles ne s'enlisent dans le bourbier libanais. Les gouvernements israéliens successifs n'ont pas suivi les conseils de Clausewitz : du point de vue stratégique, la victoire n'existe pas. Le résultat d'une guerre s'évalue en fonction des objectifs réalisés, notamment si la guerre a amélioré la situation de celui qui l'a déclenchée. Tsahal a gagné la bataille de Beyrouth. Yasser Arafat et l'OLP ont été forcés de partir pour Tunis. Mais les tentatives israéliennes visant à placer leurs alliés phalangistes à la tête du pouvoir libanais ont échoué. De retrait en retrait, les soldats israéliens se sont retrouvés eux-mêmes assiégés dans une zone de sécurité au Sud-Liban, le long de la frontière israélienne qu'ils ne quitteront qu'en mai 2000. Conséquence inattendue, la direction palestinienne, ayant perdu les bases militaires qu'elle avait au Liban, s'est tournée vers l'option diplomatique dont l'aboutissement fut l'accord d'Oslo. Un résultat aux antipodes des objectifs d'Ariel Sharon qui espérait sinon détruire, du moins affaiblir l'Organisation de libération de la Palestine et réduire au minimum son influence en Cisjordanie et à Gaza.
Note pour la Maison Blanche : une fois la bataille de Bagdad gagnée, prévoir un plan de retrait rapide au cas où les objectifs politiques de la guerre devaient se révéler irréalisables. Se rappeler également la conclusion de l'historien militaire britannique Liddel Hart : les solutions acquises par la force sont toujours fragiles.
Charles Enderlin