Depuis 2000, l'Etat hébreu fait comme s'il n'avait pas de partenaire pour la paix. Mais la politique de la force a prouvé ses limites.
C'est la seconde surprise stratégique vécue par Israël depuis sa création. La première, ce fut en octobre 1973. Douze heures avant le déclenchement de la guerre, la direction militaire et politique israélienne était persuadée que Syriens et Egyptiens n'oseraient pas passer à l'offensive et si, malgré tout, ils prenaient ce risque, l'armée israélienne saurait leur infliger une défaite cuisante. On connaît la suite : 22 jours de combats sanglants, 2 552 morts israéliens, 3 000 blessés. Au final, les forces militaires israéliennes se trouvèrent à 100 kilomètres du Caire et à 40 kilomètres de Damas. Des acquis stratégiques qui ont débouché sur le processus de paix avec l'Egypte.
12 juillet 2006, le Hezbollah bombarde des localités frontalières du nord d'Israël, attaque une patrouille, tue 8 soldats et enlève 2 militaires. Le secteur était pourtant en état d'alerte dans la crainte d'une embuscade de ce genre. Le gouvernement israélien décide d' « infliger une leçon » à la milice chiite. Quelques jours de bombardements et de petites opérations terrestres devraient faire l'affaire, pensent les chefs militaires. Le Hezbollah riposte par des tirs massifs de roquettes et de missiles. La défense passive israélienne est prise au dépourvu. Un système d'alerte n'est mis en place à Haïfa et dans d'autres localités qu'après plus d'une semaine de guerre. Même désorganisation dans certains entrepôts où se trouvait le matériel des unités de réservistes : des parents de soldats ont, parfois, dû se cotiser pour acheter des casques ou des gilets pare-balles. Lacunes également dans le renseignement tactique : le Hezbollah avait construit un véritable réseau de fortifications, les renseignements israéliens l'ignoraient. Certains bunkers se trouvaient à 30 mètres sous terre, équipés d'ordinateurs et de systèmes vidéo permettant une surveillance des environs. L'armée de l'air ne parviendra pas à les détruire.
Autre surprise : l'armement ultramoderne dont dispose la milice chiite. Des missiles anti-tanks qui percent le blindage du char israélien Merkava, pourtant considéré comme un des plus modernes au monde. Des Sagger, de fabrication iranienne, des Metis et Kornet russes, des Tow américains. La plupart des pertes israéliennes au Liban seront dues à ces missiles. Pendant six années, le Hezbollah s'est donc armé et préparé à la guerre sans que l'alarme sonne en Israël.
Mais il y a peut-être pire. L'administration civile s'est trouvée incapable de gérer la crise. Fuyant les salves de roquettes sur le nord d'Israël, des centaines de milliers d'Israéliens se sont retrouvés réfugiés dans le centre du pays avec comme seul soutien l'aide des associations caritatives. L'impréparation se trouvait à tous les niveaux : dans l'armée, au gouvernement et dans les ministères. C'est le résultat de la vision qu'a Israël de ses voisins et de sa propre force.
Depuis le début de l'année 2000, Israël mène une politique fondée sur le principe qu'il n'a pas de partenaire pour la paix et que sa puissance militaire lui permet d'imposer ses décisions à des adversaires faibles. Le retrait du Liban, le 25 mai 2000, est le premier exemple de cette politique d'unilatéralisme. Après l'échec des négociations avec Hafez Al-Assad deux mois plus tôt, le premier ministre Ehoud Barak décide de tenir sa promesse électorale : il évacue la zone de sécurité qu'Israël maintenait au Liban sud depuis dix-huit ans.
Cela sans accord ni avec le gouvernement de Beyrouth ni avec la Syrie, le tuteur du Hezbollah. Pour le général Ouri Saguy, qui avait mené les pourparlers secrets avec les Syriens, un traité de paix avec Damas était possible et le retrait unilatéral du Liban était une erreur.
Quelques mois plus tard, après l'échec du processus d'Oslo, Ehoud Barak proclame qu'Arafat n'est pas un partenaire pour la paix. Son successeur à la présidence du conseil, Ariel Sharon, considérant que le leader palestinien était responsable de l'Intifada, l'assigne à résidence dans son QG de Ramallah et tente de le couper du reste du monde. L'accusation était fausse. Aujourd'hui Avi Dichter, le patron, à l'époque, du Shin Beth, l'admet, lors d'un entretien filmé de Dan Setton (4 mai 2006), « Contrairement à ce qui se disait, Arafat n'a pas créé l'Intifada et n'en contrôlait pas l'intensité. »
Cette politique a débouché sur le retrait unilatéral de Gaza en 2005, sans négociations avec la direction palestinienne, et avec en parallèle la construction du mur de séparation en Cisjordanie perçu par les Palestiniens et le monde arabe comme le tracé de la future frontière. A aucun moment, Israël n'a répondu aux appels du très modéré Mahmoud Abbas pour une reprise des négociations sur le statut final des territoires palestiniens.
Toute cette politique était appuyée par une nouvelle doctrine militaire sur le conflit à basse intensité. Un « think tank » de généraux de réserve installé dans l'école de formation des officiers supérieurs a mis au point des concepts stratégiques qui ont fini par transformer la réalité du conflit. Le plus important consistait à « graver dans la conscience » des Palestiniens qu'ils n'obtiendront rien par la violence. Pour cela la pression sur la population devait être maximum, avec des couvre-feux, des bouclages et un blocus économique.
L'autre élément de cette doctrine reposait sur la notion de « levier ». Il fallait, selon le général Gal Hirsh, un des auteurs de ces théories, « exercer une pression continue et permanente sur l'Autorité palestinienne pour la forcer à lutter contre le terrorisme. (...)Les opérations de Tsahal avaient pour but de démontrer à l'Autorité palestinienne qu'elle payait le prix de son soutien au terrorisme (...) » ( Ha Imout Ha Mougbal (Le conflit limité) Ed. Ministère de la défense. 2004, Tel-Aviv, p. 242.)
Des responsables militaires et des analystes du renseignement parviendront - plus tard - à la conclusion que cette stratégie n'a pas eu les résultats escomptés. Après plus de cinq années de répression de l'Intifada, les modérés palestiniens sont marginalisés, et c'est le Hamas qui contrôle l'Autorité palestinienne.
Au Liban, Israël a tenté d'appliquer les mêmes principes : pression sur la population par des frappes sur les axes de circulation, appels à l'évacuation des quartiers chiites et bombardements d'infrastructures afin d'appliquer un « levier » sur le gouvernement libanais. Là aussi le bilan est négatif. Israël a dû accepter un accord de cessation des hostilités très éloigné de ses objectifs lors du déclenchement des opérations. Pas de libération immédiate des soldats capturés par le Hezbollah, pas de contrôle de la frontière syro-libanaise pour empêcher le réarmement de la milice chiite, qui conserve sa capacité offensive. Les rampes de lancement de missiles sont pour la plupart intactes et menaçantes. L'alternative à une telle stratégie politico-militaire se trouve dans les propositions d'hommes comme le général Ouri Saguy et les promoteurs de l'initiative de Genève avec les Palestiniens : des négociations directes avec la Syrie et le gouvernement libanais pour une paix en bonne et due forme même au prix d'un retrait du plateau du Golan. Un accord avec le président Mahmoud Abbas sur la base du principe « les territoires contre la paix ». Faute de quoi, l'islam radical ne pourra que progresser dans la région.
Charles Enderlin