Notre approche de reporter, sa dimension humaine, et la dignité des survivants.
En quelques minutes, tout un horizon de vie a été balayé, et quelques heures plus tard pour ceux qui ont survécu, il faut brutalement accepter. Il fait 35 degrés, les nuages viennent de temps en temps vous reposer de brûler sous le soleil, quand vous n'êtes pas surpris par une pluie diluvienne aux allures de mousson qui vous fait glisser sur un sol boueux. Depuis Pékin, nous découvrons le cataclysme et les premières estimations. Notre envol vers les Philippines s'impose. Destination l'île de Leyte à 500 km au sud-est de Manille, et son poumon économique Tacloban, une ville de 220000 habitants qui a été totalement retournée, balayée par la puissance des vents et des vagues.
Pour accéder au plus vite à ce qui semble être un cauchemar, seul un pont militaire aérien semble possible, mais l'armée philippine est visiblement dépassée, et ne peut honorer ses promesses aux médias étrangers. Il nous faut trouver une autre solution, un avion pour Cebu, puis un bateau pour rejoindre Leyte et Ormoc, puis une voiture, et de l'essence, des réserves d'eau et de la nourriture, avant de traverser l'île d'ouest en est. Sur la route qui partage de vastes plaines désolées de cocotiers déterrés, où aucun mètre carré ne semble avoir été préservé, une circulation dense et agitée, dans les deux sens; nous ne comprenons pas tout mais observons, d'un côté beaucoup fuient Tacloban, à pieds pour la plupart: "il n'y a plus d'eau, plus de vivres, plus de maison, plus de toit, plus rien, ça sent la mort, et nous ne nous y sentons pas en sécurité". Dans l'autre sens, ils sont aussi nombreux: aux villageois de l'intérieur des terres qui ont l'espoir de trouver de l'aide à Tacloban même, se mêlent tous ceux qui, sans nouvelles de leur familles, vont à leur rencontre avec des sacs de provision. La circulation est lente mais pas bloquée; si des arbres déracinés et éventrés sur l'asphalte ont depuis été découpés, ici, ils sont des dizaines de jeunes hommes à se précipiter vers un centre d'élevage de cochons, qui est littéralement pillé, avec nous dit-on l'assentiment de son propriétaire, car "il n'aurait de toute façon plus les moyens de les nourrir"; et là, un centre de stockage et transformation de blé et de riz très fortement endommagé devient le théâtre d'une ruée humaine, laquelle, entre les poutres effondrées des entrepôts et malgré la pluie battante, vient gratter, à la main, les farines et céréales qui ne paraissent pas abimées. Et puis nous sommes interpellés sur le bas côté de la route, "à Tacloban, dites leur de ne pas nous oublier, de venir à nous vite nous avons besoin d'aide, nous avons tout perdu".
A l'arrivée, Tacloban me rappelle Banda Aceh en Indonésie après le tsunami de 2004; dans la ville, une odeur âcre, envahissante, étouffante vous prend, des corps d'hommes, de femmes et d'enfants reposent et se décomposent sur le bord des routes, quand d'autres sont toujours bloqués sous les décombres; de longues files d'attentes des survivants se créent pour accéder aux tous premiers et rares ravitaillements, en même temps à quelques pas de là des dépôts et magasins d'alimentation sont assaillis et dévalisés par des dizaines d’autres jeunes, sans que la police, ou l'armée, pourtant installées à proximité ne réagisse…Certes, elles font bien la circulation mais tentent sans convaincre de maintenir un semblant de calme et de contrôle. Au milieu de cette désorganisation générale, nous arrivons à ce qui va devenir le point de départ de l'aide: l'aéroport, hors d’usage … sauf la piste, heureusement. L'armée philippine se déploie, un puis deux puis trois avions civils atterrissent. Les rotations se multiplient, mais à un rythme qui peut nous sembler bien lent au regard de la situation et de l'urgence à soulager les populations. L'armée américaine pourtant fortement présente dans la région vient seulement d’arriver et prend progressivement la main sur la gestion de l'aéroport. Des milliers d'habitants démunis de tout, tentent de quitter le territoire et font la queue dehors, jour et nuit, dans l'espoir de trouver une place dans un avion. Le vrombissement des avions de transport Hercules ne couvre pas cependant le bruit des pleurs des enfants, et toujours ces mêmes appels à l'aide, de l'eau de la nourriture… car ici il n'y a plus rien. Et plus le temps avance, plus la déshydratation fragilise les plus faibles. Dans les hôpitaux encore debout ou dispensaires improvisés, on manque d'infirmières, mais surtout de générateurs électriques et d'eau. Les visages sont blessés, fatigués et inquiets, mais silencieux et dignes. Dans l'ensemble, le calme règne même si chacun cherche encore une fois de l'eau, de la nourriture, ou un point d'électricité ne serait-ce que pour recharger son portable le temps d'envoyer un sms pour prévenir sa famille, depuis le 3è étage de la tour de contrôle de l'aéroport, seul lieu de la ville où un faible signal apparait. On ne comprend pas qu'un ravitaillement massif d'eau potable n'ait pas déjà été engagé depuis Manille alors que 5 jours se sont écoulés depuis le passage du typhon. Le pays est pourtant habitué aux cyclones -une vingtaine dans l'année- et était averti de la violence de Haiyan. Le gouvernement nous apparait comme démuni.
Dans la ville ébranlée, on déblaie, et on va au plus vite pour tenter d'identifier les corps des morts. Des familles sont appelées et s'écroulent quand, à l'ouverture du sac plastique qui renferme les cadavres déformés, elles reconnaissent un parent. Les survivants doivent bondir à l'autre extrémité d'eux-mêmes, comme disait Gide; les premières cérémonies funéraires familiales apparaissent en même temps que sont creusées à la hâte des fausses pour les corps non identifiés. Un vent d'optimisme souffle alors, nous voyons enfin se mettre en place un ballet d'avions militaires débarquant des tonnes d'eau et de nourriture, de la Croix Rouge aux ONG singapouriennes, américaines, belges, françaises, déployant des stations de purification d'eau et des hôpitaux de campagne; des ONG philippines également arrivent. La situation commence à s'améliorer, les visages se détendent, même si les camions pour acheminer toute la logistique de l’aide sont rares, très rares, et freinent les interventions. Car il faut aussi aller en reconnaissance au delà de la cité, il y a tant de villages affectés à l'intérieur des terres qui appellent à l'aide, d'autres encore qui sont sur le littoral et plus difficilement accessibles; et puis il y a des îles à priori habitées mais non encore secourues, dont on ne sait rien.
Il faudra des semaines pour faire l'inventaire des dégâts, des mois, des années, et beaucoup de patience pour reconstruire. Les gens simples des villages qui ont tout perdu, se relèvent à petit pas, avec l’énergie d’avancer, et déjà avec ce que peut être sauvé de leur maison défaite, ils reconstruisent avec deux planches un autre horizon. Deux heures de sommeil par nuit, au mieux dans une voiture, avec comme repas un bol de nouilles instantanées dans la journée à partager à deux, et de l'eau rationnée, si la fatigue est aussi là pour nous et nos conditions de travail particulièrement difficiles, nous ne pouvons nous plaindre, au contraire. Et doublement. Car nous pouvons quitter ces lieux, eux pas toujours. Si des dérèglements climatiques dont nous parlons souvent, nous sommes peut-être aujourd'hui témoins d'un de ses échos, par delà les écrans de nos télévisions, smartphones ou ordinateurs, il y a peut-être aussi matière à nous interroger sur le temps long et les effets de nos modes de vie et de consommation. Des typhons comme Haiyan sont appelés à être demain plus nombreux et puissants. Et les territoires se peuplent. Il est possible qu'un jour de tels typhons nous atteignent.
Pour le moment, à 300 m à l'arrière de l'aéroport de Tacloban, on découvre encore une petite chapelle. Les villageois s'y sont abrités. Et y ont laissé leur dernier souffle.
Sylvain Giaume