Comme Amsterdam, Bruxelles a son quartier rouge. Mais depuis quelques mois les prostituées de Saint-Josse sont en conflit avec le bourgmestre. En cause, sa volonté de multiplier par dix le prix d'un certificat de conformité nécessaire pour exercer (de 250 à 2500 euros) et d'imposer des horaires de fermeture. Le 1er mars le Conseil d'État a tout annulé. Depuis la commune vit dans un vide juridique.
Dehors, deux enfants remontent la rue en chahutant. Derrière, des mères soucieuses de parfaire leur éducation les rappellent à l'ordre. Personne ne prête attention à une autre femme. Immobile dans une vitrine, elle appartient au décor de la rue. Ils sont autant habitués à sa présence qu'elle à leur indifférence.
Marie ne correspond pas à l'image que l'on se fait des prostituées du quartier. À 58 ans, elle contraste avec celles de la rue voisine qu'elle qualifie de « très jeunes et très dénudées ». Dans son fauteuil beige, elle attend les clients en jean clair et blouse bariolée. Marie loue un studio où elle travaille à son compte. En février dernier, soutenue par d'autres travailleuses du sexe, elle n'a pas hésité à saisir le Conseil d'État lorsque le bourgmestre Emir Kir a proposé un nouveau règlement. Il prévoyait la fermeture obligatoire de leurs studios entre 23 et 7h et le dimanche. Au-delà de cela, il souhaitait augmenter le prix d'un certificat de conformité qu'elles doivent toutes avoir pour travailler, de 250 à 2.500 euros. Le 1er mars, toutes ces mesures ont été suspendues par le Conseil d'État.
Située aux abords de la gare du Nord, l'une des plus grosses de Bruxelles, Saint-Josse brasse une population de voyageurs et hommes d'affaires, clients familiers des prostituées. Depuis vingt-deux ans que Marie y est installée, les règles élaborées par les bourgmestres ne posaient pas de problème. Mais la proposition d'Emir Kir est venue dérégler la machine : « Il veut nous mettre dehors depuis longtemps et maintenant c'est ce qu'il fait. Avec la fermeture des studios, les filles ont commencé à sortir dans la rue. Elles ne sont plus protégées par rien. La prostitution de rue, c’est une catastrophe humaine et sanitaire assurée.»
Pourtant Emir Kir se défend de chercher à expulser les prostituées, au contraire : « Je veux améliorer leur cadre de vie mais en luttant contre la traite des femmes. » Les 2.500 euros ? Il les justifie par ce que coutent « Plusieurs employés à temps plein » pour mettre en place les certificats. La fermeture des vitrines ? « J'ai voulu l'instaurer parce que pendant six mois nous avons fait des contrôles réguliers et nous nous sommes rendus compte que dans les deux tiers de ces studios, la fille qui exerce n'est pas la même le matin, l'après-midi, le soir et la nuit. Les proxénètes les font tourner pour augmenter leur rentabilité. Ça c'est de l'exploitation ».
Pour les habitants du quartier, le problème est ailleurs : « Il faut nettoyer le quartier, affirme un commerçant. Je n'ai rien contre les prostituées, mais j'avoue que les ivrognes qui se battent et pissent sur nos devantures, j'en ai assez ». Ces clients-là, Marie aussi les supporte difficilement : « Nous on n'a jamais accepté ces gens-là. Mais les filles qui n'ont pas de papiers, qui exercent illégalement et qui sont sous la coupe de quelqu'un d'autre, elles n'ont pas le luxe de choisir leurs clients. C’est pour cela qu'il faut des règles. Mais des règles qui conviennent à tout le monde ».
Ceux qui élèvent des enfants dans le quartier ne jettent pas la pierre aux prostituées mais envisagent de partir. D'ici la fin du mois de mai, un nouveau règlement verra le jour. Mais quel sera-t-il ? Sans doute il ne comprendra pas le certificat de conformité : le Conseil d'état a estimé qu'il revenait à ficher les femmes.
Aujourd'hui rien n'est résolu. À 19 heures, les rideaux sont tirés et derrière, les prostituées travaillent toutes. Devant, les familles se pressent pour acheter ce qui manque au repas du soir.
Valéry Lerouge & Clawdia Prolongeau