Les journalistes ont parfois ce qu’ils appellent un « papier rentré ». Ce n’est ni une maladie, ni un problème psychologique. Non, c’est un article ou un édito, écrit ou audiovisuel, qu’ils voudraient écrire mais ils ne trouvent pas le temps ou l’espace pour le faire. Depuis des années, j’en ai un, de « papier rentré ». Alors, comme il n’est jamais bon de ne pas exprimer ce qu’on pense ou ce qu’on ressent, le voici : l’Europe est une religion. Ou plutôt, pour laisser tranquille un continent qui n’a rien demandé à personne, disons plutôt que l’Union Européenne est une religion. Ou pour être encore plus exact, disons que la construction de l’Union Européenne est une religion. Il y a les croyants et puis les autres, les impies. A Bruxelles, ces derniers sont appelés « eurosceptiques ». Et s’ils théorisent leur opposition à l’actuel projet européen, ils sont marqués du sceau infâme de l’europhobie. Ils sont donc excommuniés.
« En France, ils sont eurosceptiques ! »
En juillet 2004, je n’étais pas encore correspondant à Bruxelles et lui allait devenir président de la commission européenne, j’avais interviewé José Manuel Barroso. Il se trouvait à Strasbourg, moi dans les studios de France 2 à Paris. Vers la fin de l’entretien, alors qu’il me disait croire au « modèle social européen », je lui demandais quels points communs réunissaient selon lui le modèle social français et le modèle social slovaque, par exemple. La question ne lui a pas plu. Lorsque l’interview s’est achevée, hors antenne, José Manuel Barroso – qui ne savait pas que je l’entendais encore, s’est penché vers une personne que je ne voyais pas, et il lui a dit, visiblement en colère : « Mais, en France aussi, ils sont eurosceptiques, alors !!! ». Voilà. Nous ne connaissions pas encore, mais tout était dit : le futur président de la commission européenne venait de me faire basculer – et mon pays avec moi – dans le camp des non-croyants, des hérétiques qui osent poser des questions…légitimes.
« Bruxelles : le Vatican de l’orthodoxie européenne »
Son attitude m’a d’abord étonné. Mais une fois en poste à Bruxelles, j’ai compris. S’interroger sur l’Europe, euh ..pardon sur l’Union Européenne, c’est oser réfléchir sur un dogme. Or, on ne questionne pas un dogme, on y croit. Ou pas. Et les similitudes entre l’UE et une religion sont frappantes. Comme la plupart des grandes religions, l’UE a son livre : les traités communautaires sont pour l’Europe, ce que le coran ou la bible sont pour la chrétienté ou pour l’islam. Les spécialistes de la bulle européenne disent bien souvent, avec une certaine révérence, LE traité. L’UE a ses saints : Jean Monnet ou Robert Schuman, pour ne citer que les plus connus. On les appelle d’ailleurs les « pères de l’Europe ». L’UE a ses grand-messes : les sommets européens. Ils se tiennent où ? A Bruxelles, bien sûr, le saint des saints, le Vatican de l’orthodoxie européenne. Et je pourrais poursuivre l’analogie à l’infini : les présidents de la commission européenne, du parlement européen et du conseil européen sont ils autre chose que des évêques ? Et les fonctionnaires européens (ou certains eurodéputés, pas les « europhobes » bien sûr) ne sont ils pas des thuriféraires de la cause européenne ?
« Guerre de religions »
Bon, bien sûr, le fait que je vienne d’être nommé à Rome pour couvrir – entre autres – le Vatican vous autorise légitiment à penser que je déraille et que je confonds allégrement Jean-claude Juncker et le pape François, le Berlaymont et la place Saint Pierre. Eh bien, non, je ne pense pas. La grande violence des débats récents autour du naufrage de la Grèce est – je crois – une preuve supplémentaire du côté « sacré » de l’UE. Et je le regrette. Cette « guerre de religions » d’un nouveau genre ne permet pas d’avancer. Au contraire. Elle est dangereuse. En France, nous devrions être capables d’avoir un vrai débat sur l’Europe pour – pourquoi pas – la faire changer radicalement de direction, si c’est ce que nous voulons. Mais je le sais bien : ce n’est pas un souhait mais… un vœu pieux !
François Beaudonnet