Y-a-il plus stigmatisé à l’hôpital que le patient «alcoolique» venant en principe se faire aider, se faire soigner, et qui, parfois ou souvent selon les points de vue, à la première occasion, prendra une cuite au bar du coin au cours d’une permission, "fera entrer» ou aura préalablement caché une ou deux canettes de bière de 50 cl bien vite absorbées pour fêter la semaine d’abstinence ou pour «provoquer» le personnel soignant, montrant à quel point ce patient n’est pas dans le soin ? Pour autant, certains diabétiques ne craquent-ils pas devant des pâtisseries qui les ramèneront eux-aussi en soins, et que dire des intolérants alimentaires qui auront obligatoirement envie de l’aliment interdit, car, justement... interdit. Et je pourrais me lancer dans une longue liste de patients flirtant ou embrassant souvent ce qui peut le tuer. Pourquoi vers eux tant d’indulgence ? Pour autant d’incompréhension chez «l’alcoolique» ?
Que nous renvoie alors donc ce patient alcoolique : ce type un peu «en dessous», au contact souvent (trop ?) facile, «pénible» dit-on gentiment, pour ne pas dire grande gueule, emmerdeur ! Que vient-il chercher puisque il re-picole à la première occasion ? Pourquoi nous agace-t-il ? Nous horripile-t-il autant ? Jusqu’à parfois le détester ! N’avoir envie que d’une seule chose : qu’il sorte, qu’il arrête de mettre le «bordel» dans le service ! Qu’il arrive même à cliver l’équipe, c’est dire sa puissance nuisible, sa capacité à manipuler ! Oui je force un peu le trait… Et si ces violents contre-transferts, ces aversions venaient autant de nous ? Oui de nous, soignants ET de la pathologie addictive ? De nous, de notre propre relation à la dépendance, de nos propres travers, nos propres failles, nos excès, (mais nous savons si bien les gérer !), notre propre condition humaine, notre histoire de vie en somme ? Oui je suis «addict», c’est presque une revendication identitaire de nos jours, une marque de reconnaissance, entre «geeks» par exemple, mais accro non, surtout pas accro au p’tit verre en rentrant le soir, surtout pas comme ces ivrognes qui s’enivrent honteusement en buvant de la piquette ! Non monsieur, moi, je ne bois que du bon vin monsieur, que du whisky 30 ans d’âge, je le «déguste»… même si je m’en enivre tout autant !
Et si notre incompréhension de ces conduites était aussi une atteinte à notre toute puissance soignante ? Si notre colère s’enracinait dans nos manques, nos méconnaissances, notre impuissance ? La vie d’un soignant est une perpétuelle lutte entre sa vie psychique individuelle, familiale, personnelle et sa pensée, sa «psyché» professionnelle, qui se doit être empreinte de neutralité, d’objectivité, nourrie de connaissances, agrémentée d’affects transférentiels, contre-transférentiels…, mais que nous maitrisons docteur, oui que nous maitrisons !
Alors oui je pourrais vous parler de la dépendance, de la force de ce lien pathologique qui unit, pour le meilleur et plus souvent le pire, l’homme à sa bouteille ! Je pourrais vous expliquer que vouloir n’est pas pouvoir, que le patient est englué dans son alcool, que ce poison peut encore lui servir à quelque chose, même si ce n’est que le plaisir que procure l’arrêt d’une souffrance, d’un manque… Je pourrais vous parler de l’ambivalence ! Nous en parlons beaucoup dans nos pratiques actuellement, et voilà justement le travail principal que doit faire le patient, aidé par nos mots, notre présence, et l’acceptation que son temps n’est pas le notre, comprendre qu’arrêter peut être plus anxiogène que continuer…
Et ce n’est qu’un commencement…