Soudain, un sourire sur son visage

(Crédit Fred Dufour / AFP)

Depuis que Kadiatou nous a quittés, je peux enfin m’occuper à temps plein des autres élèves de ma classe. Particulièrement de mes quatre élèves en grande difficulté, avec qui je passe beaucoup de temps depuis la reprise, en janvier. Parmi eux, Sara a ma plus grande attention. On ne peut pas travailler en profondeur sur chaque cas simultanément, il faut cibler, et si je ne délaisse pas les autres élèves, loin de là, je me concentre particulièrement sur Sara en ce moment – le tour des trois autres viendra. Le chantier est vaste : l’attention, la concentration, la méthodologie, l’organisation, et puis plus concrètement l’orthographe, la compréhension, en lecture, la numération, la résolution de problèmes, un peu tout, quoi.

On s’y est mis tranquillement, je passe pas mal de temps auprès d’elle, on profite de chaque activité, de chaque moment où les élèves de la classe sont en autonomie pour avancer tous les deux sur ces divers chantiers. L’évidence est que Sara manque cruellement de confiance en elle : habituée à ne pas réussir, à peiner dans le meilleur des cas, elle connaît le doute permanent, ne s’étonne plus d’avoir raté, l’erreur est son quotidien, comme inscrite dans son ADN d’élève depuis le CP, la maternelle même. Elle a développé une stratégie de protection visant à faire très vite le travail demandé, sans trop se poser de questions, quitte à faire n’importe quoi, voire répondre complètement à côté, ceci afin de ne pas affronter ses difficultés et la cohorte de sentiments contraires qui vont avec. Quand elle a terminé, elle a évidemment tendance à ne pas venir me voir, et feint d’être surprise quand je lui demande de me montrer son travail – qu’il faut quasi-intégralement reprendre, la plupart du temps. Donc, maintenant que Kadiatou ne vampirise plus 90% de mon temps, de mon énergie, de ma patience, de ma structure nerveuse, je peux me poster auprès de Sara, particulièrement lors de l’entrée dans l’activité, le début des exercices : ainsi je suis sûr qu’elle part sur de bonne bases, qu’elle a compris ce qu’il faut faire, je peux la cadrer, l’aiguiller, la guider, lui donner la méthode, bref, la mettre sur les rails. Ensuite, je la laisse seule, repasse régulièrement, recentre s’il le faut.

… Il va falloir du temps, pour inverser la courbe. Malgré ma disponibilité, malgré mon plan de relance, malgré les efforts de Sara, le mal est profond, les lacunes sévères, le sillon déjà bien creusé. Mais je sais que je peux compter sur sa participation et elle a compris assez rapidement qu’elle pouvait compter sur moi. En quelques jours, elle a commencé à changer d’attitude : moins fuyante face à son travail, elle est davantage appliquée, moins brouillonne, surtout elle a pris l’habitude de me demander quand elle ne comprend pas. Un pas important.

 

Lundi, il s’est passé quelque chose, un fait de classe anodin mais marquant, dans lequel je ne suis pas pour beaucoup mais qui pourrait m'aider dans mon entreprise.

Nous avons commencé un livre que nous lisons en classe et dans lequel les chapitres sont numérotés mais n’ont pas de titre. J’ai donc demandé à mes élèves de chercher un titre pour le premier chapitre, en leur annonçant que les cinq meilleurs titres seraient soumis à leur vote afin qu’ils choisissent leur préféré. Le gagnant aura droit à un coloriage, une illustration tirée du chapitre en question, surmontée du titre élu, et sur les murs de la classe nous afficherons les titres successifs. Inutile de dire que l’affaire a connu un certain succès auprès de mes élèves, qui ont rivalisé d’inventivité et de pertinence dans le choix de leur titre – exercice intéressant car il permet de voir si l’essentiel du chapitre a été compris, et de jauger la capacité de synthèse des élèves.

Lors de la pause méridienne j’ai corrigé les cahiers et présélectionné cinq titres à l’aveugle, c’est-à-dire cahier ouvert, ne regardant son propriétaire qu’après sélection – on n’est jamais suffisamment objectif. Celui de Sara, à ma grande joie, mais aussi je dois l’avouer, à ma grande surprise, faisait partie des cinq. Je me suis réjoui à l’idée de voir sa tête quand j’écrirais le titre qu’elle avait imaginé au tableau, en compagnie des quatre autres.

… L’excitation était palpable quand j’ai demandé le silence, en milieu d’après-midi, afin d’écrire les titres présélectionnés. Les élèves avaient interdiction de parler, de commenter de quelque manière lesdits titres, afin de garder la plus grande neutralité possible dans leur vote : il est important que chacun vote pour son titre préféré, celui qui raconte le mieux le chapitre, hors des influences camaradesques.

J’ai fait exprès d’écrire le titre de Sara en dernier, afin de pouvoir me retourner et voir sa tête, me mettant de côté pour laisser aux élèves le temps de lire avec attention les titres et de faire leur choix. J’ai réprimé un sourire en observant Sara à la dérobée : elle ne devait pas montrer que son titre faisait partie des cinq, afin de ne pas orienter le vote, et faisait donc comme si de rien n’était. Mais moi qui savait, je voyais sa joie rentrée, je sentais presque son cœur battre bruyamment en silence !

J’ai lu chaque titre, demandant qui votait pour, inscrivant le nombre de votes, et j’ai su avant même de lire le dernier titre que Sara avait gagné – un rapide calcul ne laissait pas de place au doute, sa victoire serait même écrasante. Elle le fut. Moi, je ne laissais rien paraître, jouant la candeur quand je demandai : « Qui a écrit ce titre ? ». Mais, que j’ai goûté ce moment, quand Sara a pu quitter son masque de neutralité et a levé le doigt, accompagnant son geste d’un petit « moi » à la fois timide et incrédule ! Sara rayonnait sans exubérance, elle semblait à la fois étonnée et heureuse, d’une joie sans affect, sans effet, simple et profonde, la joie de celui qui découvre non seulement la victoire, mais même qu’il peut gagner – ce qu’il n’avait jamais osé penser.

Je lui ai demandé d’expliquer pourquoi elle avait choisi ce titre, elle nous a expliqué, très clairement, ce qui lui avait paru le plus important dans le chapitre. J’ai écrit son titre au-dessus de l’illustration et lui ai donné le coloriage en lui disant juste : « Bravo, Sara ».

C’est là que ses camarades l’ont spontanément applaudie. J’ai souri, c’était frais, c’était dans le ton, sincère : les autres élèves étaient vraiment contents pour elle. L’étonnement de Sara a alors franchi un nouveau palier : elle regardait autour d’elle, un vague sourire aux lèvres, et ses sourcils ne cessaient de monter et de descendre, ridant et déridant son front dans une mimique de surprise à la fois drôle et touchante…

 

… Je sais par expérience qu’il ne faut pas miser sur ce genre de moments, ne pas céder aux sirènes du récit, se garder d'insérer ce type d’épisode dans une histoire qui n’est pas encore écrite. Une scolarité, une année scolaire, a fortiori pour un élève en grande difficulté, n’a rien de linéaire, n’a pas forcément de direction, de destination, et le sens qu’on donne aux différents moments est tout relatif : à la fin, certains moments s’effacent devant ce qui a suivi.

J’ai donc essayé de ne pas me monter la tête, de ne rien augurer, de ne pas présager : j’ai alors pu profiter pleinement du bonheur de Sara, et de ce sourire, soudain, sur son visage. Le premier de l’année.

 

Hier vendredi, Sara a gagné une deuxième fois.

 

 Suivez l'instit'humeurs sur Facebook.