Lady Montagu, pionnière méconnue de la vaccination

En annonçant son intention de rendre onze vaccins obligatoires pour les enfants de moins de 2 ans, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, a déclenché une polémique dont elle se serait sans doute bien passée. En cause, la défiance croissante d’une partie de la population contre la vaccination, accusée de tous les maux par ses détracteurs en dépit de son rôle essentiel dans la quasi-éradication de certaines maladies, dont la poliomyélite ou la célèbre variole. L’occasion d’un retour sur une femme qui eut un rôle déterminant dans la lente histoire de la vaccination : bien avant Pasteur et la vaccination, retour sur Lady Montagu et la variolisation.

 « Je vous ai apporté des bubons »

Ah, la variole. Peste noire mise à part, difficile de trouver une maladie qui ait plus marqué la mémoire collective de l'Occident – et il faut dire qu’il y avait de quoi. La variole, ou petite vérole*, était une authentique cochonnerie qui touchait des dizaines de milliers de personnes chaque année et pouvait en tuer jusqu'aux deux tiers, selon les souches virales concernées. Les malades, souvent citadins, étaient assez équitablement répartis dans tous les milieux sociaux. Les plus privilégiés n’étaient pas épargnés : si Louis XV succéda à son arrière-grand-père Louis XIV, c’est « grâce » à la variole qui avait expédié six pieds sous terre tout le reste de la ligne de succession et qui finira d’ailleurs par avoir la peau du Bien-Aimé en 1774, ce qui tendrait à prouver que la Faucheuse n'aime pas trop qu'on la contredise.

Les plus sérieusement touchés mouraient le plus souvent de septicémie ou d’un œdème pulmonaire, pour ainsi dire noyés par le liquide accumulé dans leurs bronches. Quant aux survivants, ils gardaient sur le corps les traces indélébiles de l’invasion de bubons et de pustules qui caractérisait la maladie, les défigurant à vie. C’est le célèbre destin qui attend Madame de Merteuil à la fin des Liaisons dangereuses, mais Mirabeau, Danton, Beethoven ou Mozart avaient comme point commun d’avoir ainsi le visage grêlé.

« Ici la variole n’est rien »

Face à une telle maladie, la médecine occidentale est restée impuissante jusqu’au début du XVIIIe siècle. Les progrès décisifs n’interviendront que grâce au sens de l’observation d’une aristocrate, Mary Mortley Montagu.

Lady Montagu

Épouse de l’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople (l’actuelle Istanbul), Lady Montagu est une femme assez indépendante pour s’être mariée par amour et contre l’avis de ses parents, assez ouverte pour avoir appris à parler le turc, et assez curieuse pour se promener incognito dans la ville et raconter ses découvertes dans une correspondance volumineuse. Une sorte de Madame de Sévigné anglaise en somme, dont les Lettres turques restent comme une source historique de premier ordre sur la vie quotidienne dans l’empire ottoman du XVIIIe. Dans l’une d’entre elles, on trouve cette phrase : « La variole, ce n’est rien » – une phrase sidérante vue de Londres.

Tartinage de pus

En tant que femme, Lady Montagu a l’avantage de pouvoir accéder à des lieux interdits aux hommes, comme les harems ou les bains. Sa connaissance de la langue turque lui permet d'y tisser des liens avec les Turques et de découvrir comment elles protègent leurs enfants de la variole. Et ce qu’apprend Lady Montagu à force de discussions, c’est qu'elles avaient empiriquement mis le doigt sur ce qui deviendra plus tard le principe de la vaccination au XIXe siècle : exposer un organisme à une version atténuée d’une maladie infectieuse lui permet « d’apprendre » à résister à sa forme normale.

En l’occurrence, « varioliser » les enfants consistait – bon appétit – à les exposer très jeunes à du liquide séreux prélevé directement sous les croûtes des pustules de patients varioleux. Autrement dit et pour parler franchement, à leur écorcher le bras ou la cuisse pour les tartiner de pus… Ainsi contaminés, les petits développaient une forme bénigne de la maladie qui ne récidivait pas à l’âge adulte.

Lady Montagu, mère de deux enfants, ne se contente pas de prendre sagement des notes. Avant de rejoindre l’Angleterre, elle fait appliquer cette technique à son fils de 8 ans en 1718, bien décidée à le protéger d’une maladie qu'elle avait elle-même contractée dans son enfance. Pour sa fille, Lady Montagu attend d’avoir rejoint Londres, non parce qu’elle a des doutes mais pour une raison qui est tout à son honneur : la nurse de son enfant n’avait pas développé la variole. Les adultes étant plus fragiles devant la vérole que les enfants, il aurait été trop dangereux de l’y exposer.

D’Istanbul à la cour du Roi

Une fois de retour à Londres en 1721, Lady Montagu laisse circuler le récit de sa découverte et fait varioliser sa fille la même année – une grande première en Europe.

Alors que la communauté médicale se déchire autour d’une pratique jugée fort suspecte par certains, puisque venue de terres orientales et musulmanes, l’initiative de Lady Montagu remonte aux oreilles du roi George 1er. Le souverain, qui a failli perdre sa propre fille, fait pression sur les médecins de la cour qui décident de lancer une expérience d’ailleurs relativement cynique, du moins vue de notre XXIe siècle. La première expérimentation se fait dans… une prison, celle de Newgate. On propose un marché à sept prisonniers : la variolisation contre la liberté. Tous survivent, ce qui remet certes quelques gibiers de potence en circulation mais permet d’étendre l’expérience, cette fois auprès de petits Londoniens – une nouvelle réussite qui pousse le roi à faire cette fois varioliser ses propres filles, Amelia et Carolina, en avril 1722.

L’héritage de Lady Montagu

Reste que la méthode présentait des risques qui seraient aujourd’hui jugés insupportables : au début du XVIIIe siècle, elle provoquait la mort d’au moins un variolisé sur 50 – un sur 600 à la fin du siècle. Le véritable tournant se produira à la fin du XVIIIe siècle.

Edward Jenner, un médecin qui exerce dans la campagne anglaise, s’aperçoit que les filles de ferme chargées de la traite des vaches n’attrapent jamais la vérole. En creusant, il découvre que toutes ont en revanche attrapé le cowpox, ou variole de la vache, une maladie à peu près inoffensive. Eurêka : le 14 mai 1796, Jenner prélève un peu de pus sur la main d’une fermière atteinte et l’applique sur la peau légèrement incisée d’un petit garçon, James Phipps. Un mois plus tard, Jenner variolise le petit, qui ne développe aucune réaction. Jenner venait de découvrir une nouvelle méthode de protection contre la variole, méthode qui allait donner son nom à la vaccination : le cowpox, en français, se traduit par "vaccine"…

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* par opposition à la grande vérole, qui désignait la syphilis.

 

Publié par jcpiot / Catégories : Actu