Pour cent BRICs, t'as plus rien

Que se passe-t-il dans les pays émergents?

Depuis la seconde quinzaine d'août, les grands pays émergents voient leur situation se dégrader brutalement. Leurs devises nationales et leurs indices boursiers sont en chute libre. On parle beaucoup de l'Inde, mais cela concerne tous les BRICS, et de nombreux autres pays, comme l'Indonésie, la Thailande, la Turquie, ou la Malaisie. Cela traduit une fuite des capitaux qui s'accélère, mais qui a en pratique commencé il y a quelques mois. La croissance économique ralentit fortement en Inde depuis le début de l'année, ainsi qu'en Chine.

Tout cela traduit un phénomène bien connu: ces pays ont connu un afflux de capitaux au cours des dernières années, poussés par la crise économique et les faibles taux d'intérêt en Europe et aux USA. Et d'un coup, les capitaux s'en vont, ce qui provoque un effet auto-entretenu : le départ d'investisseurs cause des difficultés économiques dans le pays, qui pousse à leur tour d'autres investisseurs à retirer leurs capitaux. Pour contrer la fuite de capitaux et la chute de la devise nationale, les gouvernements pourraient être tentés de mettre en place des mécanismes de contrôle des capitaux, ce qui incite encore plus les investisseurs à essayer de partir avant de ne plus pouvoir le faire. Par ailleurs, dans de nombreuses institutions financières, on donne l'instruction de "réduire l'exposition sur les émergents" sans distinguer particulièrement entre les pays, ce qui amplifie la contagion.

Cela ressemble donc au scénario des crises de balance des paiements, comme la crise asiatique de 1997, ou la crise de la zone euro, entre autres.

Pourquoi maintenant?

Si vous posez la question aux professionnels de la finance, l'essentiel vous donnera la même réponse: c'est la faute à Ben Bernanke, qui a  annoncé le 19 juin 2013 que la fed allait progressivement ralentir son programme d'achats d'actifs (quantitative easing), laissant présager une amélioration de la situation économique américaine et une remontée des taux d'intérêt. Du coup, investir dans les pays émergents devient moins attrayant. De nombreux dirigeants de pays émergents ont repris ce thème d'une crise causée par la politique monétaire américaine.

Mais il y a d'autres explications possibles, comme le rappelle notamment Philippe Waechter. La conjoncture est moins favorable aux émergents qu'auparavant. En Inde, la croissance ralentit depuis plus d'un an. La Chine connaît elle aussi une situation moins favorable. De nombreux pays émergents ont connu simultanément des troubles politiques, des manifestations considérables critiquant les pouvoirs et les politiques en place : la Turquie, le Brésil et l'Afrique du Sud en particulier. Et l'actualité récente a montré que ce genre de manifestations pouvaient avoir des conséquences imprévisibles. Tout cela a accru la perception du risque politique et pu jouer le rôle de déclencheur de la fuite des capitaux.

Et identifier le déclencheur n'est pas très important : à partir du moment où la dynamique de fuite des capitaux est enclenchée, elle s'auto-entretient. Les investisseurs partent parce que les autres investisseurs partent. La fuite des capitaux provoque la dégradation économique et les troubles politiques que fuyaient précisément les capitaux au départ.

C'est grave?

Dans les pays concernés, la chute de la devise nationale provoque de l'inflation, car le prix des importations augmente. Les prix de l'énergie, de la nourriture, en particulier, grimpent en flèche. La croissance plus faible réduit les perspectives d'embauche ou de hausse des revenus. Or tous les pays concernés sont très peuplés et comprennent une très large population pauvre, qui va être très violemment touchée. Cela signifie que pour des centaines de millions de personnes, la vie va devenir extrêmement difficile. Les difficultés économiques sont particulièrement violentes lorsque votre revenu se compte en calories. Ce sont ces drames humains qui sont la principale conséquence de cette crise.

Pour les pays développés, c'est la grande inconnue. D'un côté, on peut imaginer que cela n'aura que peu de conséquences pour eux, comme les diverses crises de change de la fin des années 90. D'un autre côté, on peut noter que leur poids dans l'économie mondiale est devenu beaucoup plus important, ce qui fait qu'il devient très difficile de les ignorer.

Pour relativiser, on peut considérer plusieurs éléments. Premièrement, il faut rappeler que les pays frappés par la crise asiatique et ses suites se sont bien sortis de la crise à l'époque, bien mieux que ne le font aujourd'hui les pays de la zone euro. Et le point de départ est bien plus favorable, ne fût-ce que parce que des leçons ont été tirées de la crise asiatique. Les pays concernés ont constitué des réserves et leur dette extérieure est souvent modérée. Instruits par l'expérience, on peut penser qu'ils ne chercheront pas, comme dans les années 90, à défendre à tout prix leur parité monétaire quitte à laisser l'économie s'effondrer (comme l'avait fait l'Argentine). Assez rapidement, la dépréciation des devises nationales pourrait bénéficier au secteur exportateur et rapidement restaurer la situation. Les banques centrales européennes et américaines peuvent agir et faire durer un peu plus longtemps leurs politiques accommodantes, afin de calmer les marchés. Il y a des moyens d'améliorer les choses, en particulier en Inde.

Ça commence à bien faire, toutes ces crises financières à répétition. On ne pourrait pas faire quelque chose, à la fin?

Lors du dernier symposium de Jackson Hole - cette réunion annuelle du gratin des questions monétaires et financières mondiales - l'économiste Hélène Rey a fait sensation en présentant ses derniers travaux, qui apportent un éclairage remarquable sur la situation actuelle.

Le cadre d'analyse en politique macroéconomique internationale est le triangle d'incompatibilité de Mundell: il est impossible d'avoir à la fois des flux de capitaux libéralisés, une politique monétaire autonome, et un taux de change fixe, on ne peut en avoir que deux sur les trois. Les plus attentifs savent par exemple que c'est l'idéal pour analyser les difficultés de la zone euro.

Or, depuis le début des années 90, les flux de capitaux internationaux sont globalement libéralisés, les capitaux peuvent se déplacer très librement. Ce qui veut dire que les pays n'ont plus le choix qu'entre laisser leur devise nationale fluctuer ou renoncer à leur autonomie de politique monétaire. Hélène Rey montre qu'en pratique, ce choix n'existe plus. La globalisation financière a créé de telles interdépendances qu'en pratique, les flux de capitaux et les fluctuations du crédit dans les pays ne sont pas déterminés par la situation nationale, mais par la situation financière dans les économies "centrales", en particulier, les USA. Laquelle situation financière est lourdement déterminée par la politique de la banque centrale américaine, la fed. Laisser sa devise nationale fluctuer n'empêche pas de voir sa situation économique déterminée par des circonstances extérieures, le cycle financier mondial.

La globalisation financière laisse donc le peu agréable choix suivant aux pays autres que les USA : soit accepter que votre économie nationale soit gouvernée par la fed, soit mettre en place des contrôles des mouvements de capitaux.

Hélène Rey montre alors que pour éviter de subir les conséquences de la politique monétaire américaine - qui est adaptée aux USA, pas forcément aux autres - il y a 4 solutions possibles. Mettre en place des restrictions aux mouvements de capitaux (comme par exemple le système mis en place par le Chili); coordonner les politiques monétaires nationales, en particulier, que les pays du "cœur" adaptent leurs politiques monétaires aux conséquences dans la périphérie; des mesures de restriction du crédit par le système bancaire national dans la périphérie en cas d'afflux de capitaux; une réglementation bancaire contraignant l'effet de levier des banques.

Pour Rey, il est illusoire d'imaginer une coopération internationale des banques centrales; cela conduirait rapidement celles-ci à outrepasser leur mandat. Les réglementations prudentielles pour les banques nationales connaissent des limites également : il n'est pas facile aux régulateurs nationaux de limiter l'activité bancaire quand celle-ci nourrit la croissance.

Reste donc le contrôle des flux de capitaux. Rey montre que les avantages de la libéralisation financière internationale, depuis qu'elle a commencé dans les années 80, sont bien difficiles à détecter, ce qui est étonnant vue l'ampleur de celle-ci. Considéré comme inimaginable il y a peu, ce contrôle pourrait très rapidement devenir tentant pour les gouvernements, mettant fin à l'ère de la globalisation financière. Nous vivons, décidément, une époque intéressante.