Peur.

07 janvier 2015. © Eve Omel, 2015

 

07 janvier 2015. © Eve Omel, 2015

Difficile de parler de la peur si près de ces trois jours tragiques que nous venons de vivre. Il ne s'agit pas ici de verser dans la peur d'un possible recommencement du cauchemar mais de dire combien je me suis sentie seule face à ma fille qui avait peur.

Premier jour. Tout expliquer : bon sang de galère.

Le premier jour, celui des assassinats à Charlie hebdo, c'était un mercredi, ma fille est sortie du centre de loisirs en disant "Maman, je sais ce qui s'est passé." Des animateurs ont tenté d'exposer le drame aux enfants le plus simplement possible. Ça m'a semblé une bonne chose. J'étais comme tout le monde secouée et horrifiée et j'ai branché tous les canaux d'infos en même temps, la radio pendant le repas, les textos dans tous les sens, les images en boucle sur l'écran de l'ordinateur, je me suis abrutie dans le moulinage médiatique pour éviter de plonger dans la peur et le néant. Sauf que pendant ce temps-là ma fille, qui entendait tout et voyait tout en même temps que moi, a commencé à se poser des questions, ne comprenant plus rien à rien de rien. Ça a donné :

"-- Maman, mais c'est qui alors les deux tueurs? -- On ne sait pas ma chérie." qui lui fait froncer les sourcils et qui oblige à un exposé rapide sur les trois religions qui nous environnent, en venir aux extrémismes religieux en expliquant qu'il ne s'agit que d'un petit nombre, et que, "hein, attention, ces deux assassins n'ont rien à voir avec aucun rebeu ou renoi musulmans de l'école, c'est bien clair?" Silence en face et yeux ronds derrière les lunettes: elle n'avait tout simplement pas pensé à une association aussi absurde. Je pense qu'à force de raccourcis, j'ai vaguement perdu ma gosse.

"Maman, mais j'ai pas très bien compris, c'est qui Charlie, là?" OK, bien bien, il faut tout reprendre... journal, dessiner, caricature, liberté d'expression et je sens que ça clignote sévère derrière les lunettes. Faut dire que je bassine ma môme à longueur de temps en lui expliquant qu'on ne peut pas dire ça comme ça, qu'on ne dit pas ce qu'on veut quand on veut et tout le bazar de la bienséance et de l'éducation. j'ai fini par raconter Cabu à "Récré A2" histoire de recadrer le sujet sur l'enfance. Ce qui l'a rassurée, un peu. Enfin pas trop parce que :

"Oui mais maman, ils vont tuer encore beaucoup de gens là? -- Mais non, bien sûr que non!", les larmes dans les yeux. Tout ça nous mène au coucher où l'enfant t'avoue qu'elle a peur. Peur qu'ils arrivent. "-- Mais, maman, ils sont où? Ils sont peut-être dans la cage d'escalier! --mais non mais non ils sont loin, ma poulette, ils s'en fichent de nous, ils s'en foutent de tout maintenant. On va les arrêter cette nuit, il y a plein de policiers partout qui vont les arrêter." Et sentir qu'on n'est pas super bon, pas bon du tout même à rassurer l'enfant qui a peur.

Deuxième jour : panique à bord.

Je dépose ma fille à l'école, en lui rappelant la minute de silence. J'entends aux infos "Fusillade à Montrouge." Mon lieu de travail. J'hésite à partir, j'y vais et je m'en retourne aussitôt : tout est bouclé, la boîte a fermé avec ordre de rester chez soi. J'hésite à aller chercher ma gamine à 11h30 et à 16h30 pour une fois, mais je me dis qu'elle est bien à l'école, pas la peine de créer des changements sur un trauma général. Ça m'a laissé un long temps calme pour le recueillement, puis pour passer cinquante coups de fil où tout est dit et son contraire sur Montrouge dont on nous tait tout à part le meurtre d'une policière. J'arrive à l'école à 18h00 : "Maman, maman!, il s'est passé quelque chose à Montrouge et j'ai eu très peur, maman, maman!". Je me dis que j'ai déconné, que j'aurais dû aller la chercher à l'école plus tôt, je la prends dans mes bras, "tout va bien ma petite poulette, je suis là, on rentre à la maison".

Et la peur encore le soir, "pourquoi on ne les a pas arrêtés?", "pourquoi ils sont dans la forêt?" De quelle forêt elle parle, on ne sait pas trop. "Et ils vont aller en prison?" Sans doute que oui. "Et en prison, ils sont de quelle couleur leurs pyjamas?" qu'est-ce qu'elle me raconte...  "Rayé comme les Dalton? -- Ah, peut-être bien, oui, comme les Daltons." C'est du dessin qu'elle a en tête, c'est drôle. On sourit, elle des Dalton, moi de l'association.

Troisième jour : on est groggy.

 Cette journée infernale de vendredi. Quand les assauts simultanés sont donnés, je quitte en courant le bureau surfliqué en me disant : "ma gosse, ma gosse, qu'est-ce que je fabrique encore là!"Je détale et j'arrive à temps pour aller la chercher moi-même à l'école, "maman, les policiers ont attaqué les méchants!", tous les enfants sont informés de tout, c'est surréaliste. On vient d'apprendre la mort des trois fous furieux. On dit : "ça y est, c'est fini, ils sont morts." et on est encore obligé de calmer les enfants qui sautent de joie de ce dénouement "heureux". On est groggy, on veut boire un whisky sec, l'enfant n'a plus peur, c'est la petite bonne nouvelle du soir.