En 1990

Café au lit ou le rêve de la mère solo. © Eve Omel, 2014

Je fais partie des parents solo de la génération 2000. Je sais le regard des autres sur ma vie. Je sais ceux qui ne veulent surtout pas savoir, ceux qui s’apitoient quand on a rien demandé et ceux qui pensent "pauv' fille". Mais je connais aussi et surtout ceux qui ont intégré ce schéma familial comme une norme sociale et qui s'en contre-foutent de la pitié ou de la pénibilité, qui pensent que j'ai fait un choix de vie assumé.

Mais qu'en était-il du regard posé sur les monoparents des décennies précédentes? On sait l'effet des guerres et le veuvage massif qui s'en suivit, mais pour tous les cas de séparations ou divorces avec enfants dans les trente dernières années de la fin du XXe siècle? J'ai décidé de donner la parole à ces femmes ou ces hommes des générations précédentes pour qu'ils racontent leurs ressentis et leurs galères. Aujourd'hui, place à Valérie, mère solo dans les années 1990.

 

Valérie, mère solo dans les années 1990

Valérie est une liane, grande femme mince au look androgyne chic, elle se cache un peu derrière des mèches de cheveux et des lunettes de myope mais quand on lui parle, elle vous regarde droit dans les yeux et on comprend qu'elle n'est pas du genre à fuir les questions et les problèmes. Elle est cadre sup', directrice artistique d'un grand groupe d'édition. Et elle a élevé seule ses jumeaux.

Naissance

En 1988, quand naissent ses deux garçons, elle a 28 ans, elle vient de se marier. Trois ans avant, elle a démissionné d’un poste de directrice artistique dans la pub à Paris pour suivre son compagnon en province. Mais elle y dépérit, sans amis ni connaissances ni travail, pourquoi pas faire un bébé ? Or donc voici des jumeaux ! Et un mari qui perd son travail. Le couple va mal. Les enfants ont juste un an quand les parents se séparent.

Réorganisation

Décision salvatrice: elle revient avec ses deux bébés à Paris où elle a sa famille. En un mois, elle trouve un job, un appartement et une crèche privée un peu hors-norme qui lui va bien (horaires flexibles). Elle prend une baby-sitter qui assure jusqu'à son retour vers 20h30 à la maison. Mais la baby-sitter est un poil free-style, invite du monde à la maison et boit tout le bar... Il faut trouver une autre solution.

Valérie fait un calcul simple: plus un appartement est grand, plus le prix au mètre carré baisse. Elle déménage pour une chambre de plus et elle embauche une jeune fille au paire. "C'est ce qui a changé ma vie!", lâche-t-elle dans le même soupir qu'il y a 25 ans et une main sur le cœur. La présence à domicile d'un tiers qui assure l'intendance non-stop révolutionne sa vie. L'inquiétude disparaît, la confiance s'installe et lui permet une liberté de mouvements inespérée. Elle vient de trouver l'organisation idéale et elle va tout faire pour la sauvegarder, d'ailleurs rien ni personne n'a jamais pu la mettre à mal!

Les jeunes filles au pair, Valérie en a embauché jusqu'à ce que les jumeaux aient 14 ans. Après quoi, elle a passé un pacte de confiance avec ses garçons et ils se sont occupés d'eux-mêmes comme des grands qu'ils étaient.

Enfant roi? Connais pas !

"J'ai toujours pensé qu'avoir deux enfants était plus simple que d'en avoir qu'un, les jumeaux ont un monde à eux, ils jouent et s'occupent ensemble. Et puis, pour moi, le concept de l'enfant roi n'existe pas. Sans doute que c'est une question d'éducation familiale mais je ne me suis jamais sentie obligée de jouer avec eux, et je n'étais certainement pas leur copine. J'étais leur mère et j'ai veillé à préserver mon espace d'adulte, tout en partageant des choses avec mes garçons. Par exemple la piscine le weekend ou la lecture du soir, pour rien au monde je n'aurais raté ça, c'était un grand plaisir pour nous trois."

Un peu louche...

Les jumeaux n'ont pas de difficultés scolaires mais ils intriguent. Et Valérie en mère solo passe pour quelqu'un de vaguement louche, ses enfants aussi (sans doute que la gémellité fascine et inquiète ?). Elle se souvient d'une fois, les garçons avaient 6 ou 7 ans, où l'école, sans aucune explication, demande à ce que la famille rencontre le psychologue scolaire. Ils arrivent tous trois au rendez-vous, le psy leur demande pourquoi ils sont là, Valérie répond qu'elle ne sait pas, que c'est l'école qui le demande. Il les regarde tous les trois et leur répond : "Tout va bien, vous n'avez rien à faire ici". Tss tss.

Salaire

L’objectif que s’était fixé Valérie en étant seule c'était de gagner suffisamment d'argent pour mener de front sa carrière professionnelle et élever ses enfants sans jamais manquer de rien : partir avec eux en vacances, leur payer des études supérieures et tout ce dont ils auraient besoin. Et puis faire tourner la maison sans compter. En somme, ce gros salaire, c'était une manière de rester libre, d'être autonome et ne rien devoir à personne.

À la question de l'aide paternelle et de la pension alimentaire, elle s'insurge: "mon ex n'était pas solvable, je n'avais aucune pension alimentaire et le JAF a jugé que je devais payer les billets de train des séjours chez leur père! Je n'ai jamais eu droit à rien, aucun aide."

Carrière

Et quand on lui demande si parfois elle allait chercher ses mômes à l'école, elle répond avec un grand sourire moqueur : "jamais!" L'investissement dans le travail était tel qu'il n'a jamais été question de faire des concessions sur ce plan. Et cela encore aujourd'hui, même si les enfants ont quitté la maison. Et quand les petits étaient malades, alors? "Ma mère qui habitait en banlieue venait à la maison, ça c'était bien!"

Relâchement

Les jumeaux sont grands et sont partis. Elle se revoit toutes ces années avec un enfant sous chaque bras, faire cet effort sans même y réfléchir, être une machine de guerre à élever seule ses gosses. Elle se revoit jetant un œil parfois envieux sur les couples avec enfants croisés au square, prendre sur elle et ne jamais se relâcher.

Que fait-on de ses dix doigts quand les enfants s’en vont ? "On est un peu désœuvré, c'est vrai, il faut réapprendre à s'occuper pour soi-même de soi-même".

Alors qu'on peut enfin lâcher prise sur l'organisation et la vigilance, ce dont rêve tout parent solo, on se retrouverait les bras ballants et vaguement déprimé ? Pas tellement le genre de la grande femme en face de moi, non, elle a sans doute déjà trouvé à s'occuper et à se faire plaisir.

 

Café au lit ou le rêve de la mère solo.  © Eve Omel, 2014

Café au lit ou le rêve de la mère solo.
© Eve Omel, 2014