Aria d'Emilie Jouvet ou la PMA dans la vraie vie.

J’ai rencontré Emilie Jouvet en 2006. J’écrivais alors un essai sur les femmes qui s’aimaient dans un moment très compliqué de ma vie. De son côté, elle faisait parler d’elle avec ses photographies de couples lesbiens si éloignées des représentations mainstream. On sentait le vécu, l’engagement, la colère, le parti-pris d’en rire. Avec sa caméra, elle réparait l’outrage. Se moquait beaucoup de l’impérialisme sexuel imposé par une société hétéronormée. Dans la vidéo Blanc X, elle se brossait les dents avec un sex-toy, et Electric Desire la mettait en scène en train « d’exciter » un sextoy. En juin de la même année, elle présentait le premier long-métrage porn lesbien, queer et transgenre Français, One Night Stand, dans le cadre du festival du film international de San Francisco. Le film s’achevait sur un orgasme féminin tonitruant. Depuis, elle a fait son chemin, moi le mien. Nous ne nous sommes croisées que très rarement, dans des fêtes, mais j’ai suivi ce qu’elle faisait.

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Le 7 juillet dernier, à l’occasion du festival queer Loud & Proud, elle présentait pour la première fois à la Gaîté Lyrique son nouveau long-métrage réalisé à l’Iphone. ARIA

Le film commence comme ça : des plans silencieux, voies ferrées, symétrie des couloirs d’hôpitaux. Déserts. Comme tous les couloirs d’hôpitaux. La PMA n’est pas une promenade de santé. C’est long, c’est triste, c’est pesant. Sorties des radios des taxis, il y a les phrases assassines des défenseurs des « droits des enfants », comme ils disent. Les mêmes prétendant que ce sont les homos qui revendiquent « un droit à l’enfant. » Un matin, du sang sur l’émail de la douche. A nouveau des couloirs d’hosto. Cette fois-ci pas pour inséminer mais pour dire adieu ce qu’il reste d’espoir déçu. Et puis ça devient plus joyeux, plus humain, plus chaleureux. Le ventre d’Emilie s’est arrondi pour de bon. Des hommes et des femmes - gays, lesbiennes, hétéro, bi, trans – viennent à elle. Dans une forme de rituel, elle la main sur le cœur, eux et elles la main sur son ventre. Ainsi adoubée Aria pousse. Et la parole se libère, raconte, témoigne, espère ou gronde.

Samedi 18 novembre, Emilie remet ça. Cette fois-ci au MK2 Beaubourg, à 19H35. Les billets sont en vente  ici  En attendant, je suis allée voir Emilie et voilà ce qu'elle m'a raconté

Lors de notre première rencontre, tu m’avais relaté une anecdote que je n’ai jamais oubliée : tu me disais t’être toujours sentie maternelle. Dès ton plus jeune âge. Autour de toi, on s’extasiait. Tu aurais beaucoup d’enfants quand tu rencontrerais ton prince. Sauf que lorsque ton prince s’est transformé en princesse, ton désir de maternité, toujours aussi vivace, est devenu suspect. Pire : imposable. Illégitime. Tu ne pouvais pas. Lesbienne, tu étais condamnée à la stérilité. 

Je ne me rappelle pas du tout de cette anecdote même si je confirme avoir toujours eu envie d’avoir des enfants. Petite, comme beaucoup de petites filles, je me demandais combien j’en voulais, j’en voulais cinq, je m’imaginai comment ils seraient, comment je les appellerai. Avoir des enfants, c’était un truc normal qui allait de soi. C’était une évidence.

Pourquoi une évidence ? Parce que, quand on est une petite fille, c’est un modèle à suivre ou parce que toi c’était quelque chose qui te correspondait ?

 Il y a un peu des deux. L’effet de modèle : quand tu es une petite fille on t’éduque dans l’idée qu’un jour tu seras une maman même si à la maison je n’avais ni Barbie ni poupées à promener dans son landau. Ça ne venait pas de l’éducation de mes parents mais j’aimais bien m’occuper d’enfants. Adolescente, j’ai passé mon BAFA et je suis devenue animatrice. Chaque été, je m’occupais d’enfants dans des colonies de vacances.  Quelque part ça me plaisait, et puis ma mère était institutrice en maternelle. J’ai beaucoup baigné dans le milieu des écoles. Mais de la part de ma famille il n’y avait pas de pression sociale. « Tu as le temps, fais d’abord tes études il faut que tu aies un métier. » 

 Comment ça se passe quand tu découvres que finalement tu ne vas pas aimer les garçons ?

 J’avais 20 ans, j’avais eu des histoires assez longues avec des garçons. C’est un choc d’abord, et en même temps je suis heureuse d’être tombé amoureuse d’une fille. Je me disais « Ah c’est ça que je veux ». J’avais l’impression d’avoir découvert un truc génial. J’ai un peu déchanté devant la réaction de mes ami-e-s : mes ami-e-s hétéros pensaient que c’était une lubie, mes copains gays - j’en avais beaucoup - c’était encore pire, ils ne comprenaient pas, ils auraient « tellement voulu avoir de longs cheveux blonds », être une femme « féminine comme je l’étais », ils trouvaient que c’était du gâchis. Pour eux la lesbienne ce n’était pas moi. J’étais choquée par leurs réactions, moi qui les avais accompagnés pendant toute leur adolescence, en essayant de les protéger de l’homophobie des autres, d’un coup ils me lâchaient.

 Quand tu tombes amoureuse d’une fille la première fois, est-ce que tu penses déjà à avoir des enfants ?

 Ah non pas du tout

 Mais tu ne te dis pas non plus « zut je ne pourrai pas avoir d’enfants si je suis lesbienne, il faut que je choisisse. »

 Ah non pas du tout (rires)

 Comment vis-tu au jour le jour les débats hostiles à la PMA ?

 Je ne le vis pas bien. C’était déjà horrible lors des débats sur le mariage pour tous, j’étais de toutes les manifestations. J’essayais d’être enceinte – j’ai mis cinq ans à y parvenir – dans un brouhaha de propos homophobes insoutenables, qui prétendaient que « les enfants d’homos allaient devenir des terroristes », qu’ils étaient des « enfants playmobil, des jouets destinés être malheureux. » Quand l’enfant est là entendre ces discours dans les médias c’est tout aussi dur, tu redoutes le jugement des gens, car tu as envie que ton enfant soit traité comme les autres. Quand dans les discussions il y a des gens catastrophés qui prennent des positions erronées à cause de tous ces discours que nous évoquons, tu as peur pour l’avenir de ton enfant.

 

Catastrophés ? Pourquoi ?

« Un enfant de la PMA ! sans papa ! »  Pour eux c’est impensable. Je ris parce que ça vient parfois de femmes dont le mec s’est barré un matin en les laissant toutes seules avec les gosses traumatisés. Mais les familles monoparentales et hétéroparentales où le père ne s’occupe plus du tout des enfants, ça ce n’est pas un problème, c’est admis ; en revanche un enfant désiré né d’une PMA avec donneur, ça devient catastrophique : « Mon Dieu ton enfant ! Comment tu fais ?  Moi je ne pourrai pas… tu n’as pas peur ? ». Je ne comprends pas cette logique. Je crois qu’un enfant a plus de chance d’être épanoui dans un foyer sans séparation ni drame.

 Dans ton film, il y a des choses que tu montres plus que tu ne les racontes : d’abord ce brouhaha homophobe puis la joie retrouvée de parler. On découvre alors des parcours et des histoires singulières. Quand on évoque la PMA,  on pense d’abord aux lesbiennes, mais ce n’est pas toujours le cas. Il y a aussi ce garçon trans qui ne peut pas être père…

Félix évoque le cas des trans F to M. A la base ce sont des personnes fertiles mais pour obtenir leur changement d’état-civil, l’état les oblige à de se faire stériliser. Ensuite, si elles ont accepté cette condition dans l’espoir d’obtenir des papiers en conformité avec leur identité de genre, elles peuvent faire une demande de PMA… à condition uniquement d’être dans un couple hétérosexuel et marié !

Le parcours des personnes trans est tellement long, c’est tellement un combat de tous les instants, je comprends que beaucoup d’entre eux ou elles renoncent a s’engager ensuite dans une démarche de PMA. Une PMA, ça demande beaucoup d’énergie, d’argent. Il faut trouver les médecins qui veulent bien te suivre, prendre des trains, des avions…Dans le film on vois aussi le cas de personnes trans qui ont eu des enfants avant leur transition, et a qui on refuse le changement d’état civil a cause de leur parentalité.

 Il y a quelques années, tu filmais des sextoys… maintenant tu filmes des tests de grossesse. En moins sautillant, en plus tragique

 Oui, je les filme comme des personnages qui auraient une vie autonome. J’ai toujours aimé détourner les objets. Le test de grossesse, c’est un objet qui déclenche soit des cris de joie soit des cris d’alarme. C’est l’un ou l’autre. Mais quand tu as très envie de devenir maman, le passage du test de grossesse, c’est vraiment un moment angoissant. Surtout dans le cas de PMA à répétition, couronnées d’échecs, c’est un moment redouté. Après un mois de déplacements, de rendez-vous, de touchers vaginaux et j’en passe, de séjours à l’hôpital, d’absences au boulot, de questions des gens qui te demandent où tu vas et pourquoi tu ne réponds plus à leurs appels, ce test, c’est presque un moment de vérité : tout ça en valait-il la peine ?  En deux secondes, tu passes de l’espoir à l’abattement.

 Que tu filmes des sextoys ou des tests de grossesse on sent toujours une forme d’activisme…

 Le fil rouge de mon travail est politique. Ce qui m’intéresse dans tous les films que je fais c’est cette question : « Est-ce que nos corps nous appartiennent ? ». Qui peut décider de qui peut avoir des enfants ou pas, qui nous aimons, avec qui nous nous marions ? En tant que femmes et lesbiennes, nous sommes dépossédées de nos droits fondamentaux. Nous sommes traitées comme des mineures sous la tutelle de l’Etat.

 Bien sûr, la première partie de ton film est une reconstitution…

 J’avais l’idée et l’envie depuis longtemps de faire un film sur le sujet. Mais essayer d’être enceinte, c’était tellement toute ma vie que je n’avais plus le temps pour rien d’autre. Moins ça marchait plus j’étais obsessionnelle, je n’arrivais plus à me soutenir. Et puis un jour je suis sélectionnée pour la Biennale d’art contemporain de Genève : on me donne neuf mois pour faire un film. En même temps je viens d’apprendre que je suis enceinte. Je me dis que c’est un signe. J’avais conscience que je ne pouvais pas faire de tournages qui m’obligeraient à faire le tour de l’Europe comme dans mon précédent film Too Much Pussy. Comme c’était sûrement la seule fois de ma vie que j’étais enceinte, c’était maintenant ou jamais. J’ai reconstitué la partie PMA, avec l’aide de Laurence Michel, avec qui j’ai bossé sur le tournage et le montage du film.

Avec cette scénographie qui consiste à filmer les mains posées sur ton ventre rond pendant que les paroles se délient, c’est encore faire de ton corps un médium ?

 C’est vrai je n’aurais pas pu faire le même film en n’étant pas enceinte, sans cette présence en moi.

Ça fait très conte de fées, quand les fées-marraines se penchent sur le berceau de la princesse, après les sorcières de mauvais augure du début du film…

Oui c’est un peu un conte de fées… évidemment comme tout conte de fées, c’est toujours un peu idéalisé

D’après les sondages récents, souvent remis en cause par la Manif pour Tous, l’idée que les femmes homosexuelles puissent avoir des enfants est de mieux en mieux acceptée. Le ressens-tu ?

 Je crois qu’à partir du moment où tu es une femme avec des enfants, on ne se pose plus la question. Tu es une maman d’abord. D’un coup les gens se trouvent plein de sujets de conversation avec toi, symboliquement tu rejoins la cohorte des femmes hétéro.

 Tu veux dire que tu t’hétérosexualises ?

 Disons que lorsque tu n’es perçue « QUE » comme lesbienne, les gens, même s’ils ne sont pas homophobes, se demandent parfois de quoi ils vont pouvoir parler avec toi. Quand tu as un enfant ça te normalise, tu peux parler de couches et de biberons. Au final c’est presque plus difficile avec certaines lesbiennes. Même s’il y a de plus en plus d’homosexuelles qui ont des enfants, la majorité des lesbiennes que je connais sont des filles de ma génération et elles n’en ont pas, la plupart parce qu’elles n’en veulent pas.

Quand elles ne veulent pas d’enfant, c’est par choix ou parce qu’en tant que lesbiennes, elles ont introjecté le fait qu’elles n’avaient pas à désirer d’enfants ?

 Je pense qu’il existe les deux cas de figure. Il y a les femmes qui n’en ont jamais voulu et celles qui ont intégré le fait qu’en tant que lesbiennes, elles ne pouvaient pas prétendre à la maternité. Quand elles commencent à se poser la question, c’est hélas trop tard. Du coup leur relation à la maternité est un peu différente.

C’est toi qui ne te sens pas à l’aise ou les autres qui ne te mettent pas à l’aise ?

Comme tout les parents, tu ne fais pas les mêmes choses quand tu as un bébé, tu sors moins à l’improviste, tout est plus planifié, le moindre pique-nique devient un casse-tête ! Les parents qui ont des enfants se comprennent entre eux (rire). C’est pourquoi j’ai crée un groupe de parents lgbt et queer sur facebook, on est contents de pouvoir parler de nos enfants sans ennuyer les autres ! En quelques mois il y avait plus de 200 personnes inscrites.

C’est la même chose dans un cadre hétérosexuel non ? 

Ce truc je le sens plus chez les lesbiennes ou les femmes féministes plus âgées, de ma génération et au delà, qui se sont construites une vie très indépendante, basée sur leur relations amicales et professionnelles, et moins sur la famille. Et puis il y a celles qui ne veulent pas du tout d’enfants dans leur vie, ce que je respecte totalement.

Comment expliques-tu que ce ne soit presque jamais les gens concernés par l’homoparentalité qu’on invite à s’exprimer dans la presse ou sur les plateaux TV ?

C’est un problème lié aux médias et peut-être plus largement à la France. On parle de racisme sans inviter de personnes racisées, on parle de PMA sans inviter les femmes concernées. Les médias ont tendance à faire intervenir des « spécialistes » auto-proclamés, sans aucune expérience de la question, qui sont pour la plupart des hommes, des blancs, des cathos, des personnes anti-avortement et homophobes. A l’Université c’est pareil. Dans tous les autres pays, ton sujet de recherche est d’autant mieux vu qu’il part de ton vécu, d’un point de vue personnel à défendre. En France, tu semble  plus légitime quand tu parles d’un sujet qui t’est inconnu. C’est vraiment bizarre. Il y a comme un esprit colonisateur derrière ça. Comme si lorsque tu avait vécu une expérience, tu étais incapable de réfléchir à ses enjeux, alors que c’est tout l’inverse, c’est toi le spécialiste, tu as une vraie expertise sur le sujet.

 Si tu avais une phrase pour résumer tout ça, une punchline activiste ?

Je sais pas, ça ne me vient pas… Pourquoi ? Tu veux un titre ? On dira que le sujet est trop important pour être résumé en trois mots.