Pour son numéro de novembre-décembre, le Playboy américain a dérogé à l'une de ses traditions. Tout de noir vêtue, la une est dédiée au boss Hugh Hefner, disparu à la fin du mois de septembre. Man in black jeune et souriant sans ses lapines roses. Pour être à la hauteur de cette première éditoriale, il fallait que le reste du numéro suive. Ainsi, s'étalant sur la double-page centrale la playmate du mois est pour la première fois une femme trans. Elle s'appelle Inès Rau, elle est française. Un dernier pied de nez d'Hefner, pied de nez à son image, dans cette Amérique trumpienne, rétrograde et xénophobe.
- Des premières militantes
En mars 1965, quelques jours après l'assassinat à Harlem de Malcolm X - le leader du Black Nationalist Party -, alors que débute l'opération "Rolling Thunder" - 500 000 tonnes de bombes larguées sur le Nord du Viêt-Nam en 18 mois - et que le "Bloody Sunday" - un dimanche de violences policières comme on n'en fait presque plus - oblige le président Johnson à un projet de loi destiné à doter le pouvoir fédéral des moyens de lutter contre les discriminations, le magazine Playboy fait de la mannequin Jennifer Jackson leur première Playmate noire.
En 1981, sous la pression des annonceurs, Hefner doit renoncer à publier en première de couverture une photo de Caroline Cossey alias Tula. Mannequin habituée aux unes des magazines de mode, elle vient de faire une apparition dans le dernier James Bond, Rien que pour vos yeux. Un journal à scandale, au fait de son dossier médical, oute sa transidentité. L'année précédente, le DSM.III ( Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, ouvrage de référence publié par l'Association américaine de psychiatrie) a introduit le concept de « transsexualisme » dans une nouvelle catégorie intitulée « troubles psychosexuels ». Une catégorie recensant les « troubles de l’identité sexuelle », "troubles" renvoyant au transsexualisme. Dix ans plus tard, en 1991, Caroline Cossey fait la une de Playboy. La même année, à l'occasion de la sortie de son livre-témoignage, Caroline Cossey est l'invitée d'Howard Stern. La star radiophonique la reçoit habillé en femme et lui tend une saucisse, lui racontant que lui aussi vient de se faire opérer. C'est la dernière fois que la jeune femme s'inflige pareil traitement. Elle met fin à sa carrière.
- Du Playboy tout craché
Comme Jennifer Jackson, comme Caroline Cossey, Inès Rau a dû essuyer les commentaires transphobes. Sur son compte Twitter, le magazine Playboy en a diffusé quelques-uns.
Face à cette bêtise immuable, que faire d'autre que saluer le Playboy américain ? Il y a DES femmes. Au nom de quels principes faudrait-il en montrer certaines et en cacher d'autres ? En même temps, tout Playboy est là. Revendiquant les libertés de toutes les femmes, promouvant une beauté standardisée, standard à l'origine de discriminations, d'oppressions sexistes et d'exclusions. "Playmate". Au sens littéral la « camarade de jeu » des enfants. Mot devenu en janvier 1954 synonyme de "femme à poil habillant la page centrale d'un magazine."
Inès Rau est une femme. Une femme sexy. Une femme comme les plébiscite Playboy et les aiment ses lecteurs - et ses quelques lectrices. Inès Rau est une femme trans parmi tant d'autres. Elle n'est pas l'archétype de LA trans.
En ces temps où les préjugés demeurent, où la question trans reste encore taboue, attention à cette visibilité papier glacé renforçant l'image de la trans sexy - image liée à la prostitution - et invisibilisant la diversité des vies et des corps trans. Des personnes trans, il y en a partout dans la société. A toutes les échelles. Il y a aussi cette transphobie d'Etat qui les précarise, précarité accompagnée souvent de violences réelles et symboliques.
Rappelons juste deux ou trois choses
- En France, en 2017, le changement d’état civil n'est toujours pas sans conditions : une circulaire de février 2017 a déjudiciarisé le changement de prénom. Toutefois il est encore soumis au bon vouloir des officiers de l'état-civil, juges de « l’intérêt légitime » de la demande.
- Sans changement d'état-civil, pas de papiers en accord avec son identité de genre, et qui dit "pas de papiers" dit difficultés pour trouver un toit, pour trouver un travail, pour avoir accès au système de santé.
Pour l'heure, dans le Playboy français, on est tranquille. Comme le témoigne leur compte twitter, on en est encore à la playmate bien comme il faut, de type européen, blonde à forte poitrine (En même temps, vous me direz que rien ne me prouve que toutes ces femmes ne sont pas trans, et vous aurez raison). Quand on s'intéresse à Inès Rau, c'est dans le cadre de ce type d'émissions, un modèle du genre en matière de transphobie.
nota : on lira avec profit l'interview de Karine Espineira, chercheuse à l'université de Nice-Sophia Antipolis et spécialiste de la représentation médiatique des transidentités, C'est ici.