A l’inverse du poète Apollinaire, jamais Isadora Duncan ne s’est lassée « de vivre dans l’Antiquité grecque et romaine ». « Il faut vivre à la grecque, penser à la grecque, ramener la civilisation grecque parmi nous » vaticinait-elle avec son fort accent californien. Le poète d’Alcools, blessé au crâne par un débris de guerre futuriste, passera l’arme à gauche avec le plus grand naturel. Une méchante grippe espagnole. La danseuse si proche du naturel des antiques mourra par accident, étranglée par son écharpe captive des roues de son Amilcar Grand Sport. Un tissu de soie, léger comme les voiles qui lui donnaient des ailes, changé soudain en couperet. Comme toujours chez elle, son corps suivra le mouvement pour finir sa course sur l’asphalte de la promenade des Anglais. C'était le 14 septembre 1927, il y a quatre-vingt-dix ans jour pour jour.
- "Mon voile est rouge, je le suis aussi"
Isadora guillotinée par ses voiles. C’est dans l’ordre des choses pour cette révolutionnaire qui n’a jamais dissocié la danse de la vie. « Mon voile est rouge, je le suis aussi. » Une révolution comme celle de l’astre, le retour de l’âge d’or de la danse, quand Terpischore soufflait aux danseuses ses pleins et ses déliés. Isadora n’invente rien. Elle revient aux fondamentaux. Un tour de force qui réclame la souplesse de la danseuse délivrée de ses carcans. Pour retrouver le primitif du geste, il faut l’être un peu aussi. Primitive, Isadora l’est. Nue sous ses voiles, elle a rendu son costume léger. Fini le contre-nature du ballet classique, ridicule de laideur : les tutus, les pointes et les collants saumon. Isadora envoie l'uniforme valser : « Vous ne voyez pas plus loin que la tunique ou le maillot. Regardez : sous la tunique, sous le maillot dansent des muscles déformés ; regardez plus loin encore : sous les muscles, il y a des os déformés ; c’est un squelette déformé qui est en train de danser devant vous. » Elle danse sur Schumann sans chaussons et sans bas. Comme au premier jour de la danse. Pieds nus dans les salons de la gentry londonienne puis à Bayreuth en tunique et sandales grecques devant la veuve du maître des lieux. A Saint-Pétersbourg, terre du Lac des cygnes, Isadora se présente vêtue d’une simple tunique devant un rideau bleu. Bientôt, elle fait école. Dans la Traubenstrasse, à Grünewald, elle reçoit la poitrine nue sous un péplum. On vient dans son phalanstère comme en pèlerinage. Dans le hall central, une reproduction de la danseuse, deux fois grandeur nature. L’école se transforme vite en orphelinat. Les « Isadorables » ressuscitent les jeunes filles de Sparte et celles des Panathénées, dansant main dans la main. Si toutes les filles du monde voulaient bien se donner la main… ainsi se raconte qu'Isadora fut aimée et aima en retour Mercedes de Acosta et sans doute Natalie Clifford Barney.
- Danser sa vie
Jour et nuit, elle s’improvise plus qu’elle ne se répète, jamais rivée à une glace ou à une barre, sans jamais faire et refaire le même mouvement jusqu’à une perfection de façade, la perfection d’un corps à l’équerre. Avec Isadora la danse s’échappe des salles d'Opéra pour courir pieds nus où la mènent les formes flottantes de la liberté. La prise de voile d’Isadora n'a rien de chrétien. Drapée à la grecque, elle a l’entrechat vagabond, dansant épaulée au vent. Ne rien dompter, laisser aller le corps selon le pouls de l’âme, danser comme on ferait l’amour, le dos en son centre irradié par la jouissance. Le mouvement ne s’imite pas, il s’invente. Sous la contrainte, il est mort-né. On ne donne pas la vie dans la souffrance. Ni à la scène ni à la ville. Isadora, avant les autres, a milité pour l’enfantement sans douleur. Mère de deux enfants nés de deux pères différents, elle a le mariage en horreur. Un joug de plus à faire plier l’échine. Pas le genre de la maison. « Toute femme intelligente qui lit son acte de mariage et qui accepte encore de se marier mérite toutes les conséquences de son geste ». Puis elle se marie avec le poète Essenine parce qu’elle fait ce qu’elle veut. « Elle dansera non comme une nymphe, une fée ou une coquette mais comme une femme dans la plénitude de son être. Elle dansera la vie changeante de la nature. Elle dansera la liberté de la femme. »
Isadora a dansé sa vie.
Enfant, elle a dansé la joie. Le jour de l’enterrement de ses enfants, elle danse la douleur. « Adieu vieux monde ! C’est un Monde nouveau que je saluais. » Ce seront les derniers mots de ses Mémoires arrêtées au début de l’été 1927 avant l’envolée finale.