Deux ou trois choses comme ça, au sujet du film de Robin Campillo, 120 battements par minute.
- 120 battements par minute est le film d'une époque. Un film historique, revenant sur un moment charnière de l'histoire du VIH. Janvier 1991. Le 3, loi sur la transparence et la régularité des marchés publics ; le 10 loi Evin : finie la clope au bureau et dans le métro ; le 12 janvier, on manifeste dans Paris contre la guerre du Golfe. Pendant ce temps, depuis dix ans, des hommes et quelques femmes se meurent dans l'indifférence générale. Ouf, le 25 avril, la journaliste Anne-Marie Casteret révèle dans l'Evènement du Jeudi ce qu'on appellera "l'affaire du sang contaminé". On est sauvé. Enfin les malades atteints du VIH sortent de l'ombre. Faut comprendre : le virus, via les transfusions sanguines, est passé dans le sang des gens bien comme il faut, le sang des "normaux", des femmes, des enfants, des vieux et des vieilles. Des gens qui n'ont rien demandé, des gens qui n'ont pas passé leur temps à baiser, à s'enculer, à se piquer. A la fin de l'année, le 27 décembre 1991, l'écrivain Hervé Guibert, malade du sida, nous quitte en laissant la preuve filmée de sa ruine physique et morale. Il a trente-six ans. Le film de Robin Campillo est un travail de reconstitution oscillant entre la remémoration / la commémoration et le devoir de mémoire. La reconstitution d'un crime d'Etat, où les victimes sont considérés coupables de leur mal et responsables du mal des autres, des contaminés contamineurs.
- L'activisme est le héros de 120 battements par minute, avec sa créativité, son caractère d'urgence, ses coups de gueule et ses coups de poing, ses coups d'éclat et d'éclate totale, ses coups de force jamais tordus, frontaux - où que l'on entre, même dans les labos pharmaceutiques, on entre toujours par la porte d'entrée. Activisme incarné par les militants et les militantes d'Act-Up, association de lutte contre le sida née en 1989. Lutter, autre manière d'aider. Aider à long terme quand la mort vous colle au train. Dans les réunions du soir, afterwork militant, on ne se comprend pas toujours. Film à faire passer toutes nos alertes canicule et notre prurit pétitionnaire pour du coca fraise. La contestation se mène à sang armé. Une contestation qui ne dit pas "non" ni s'oppose mais visibilise, insuffle, presse, somme, demande des comptes, dérange. Le sida a changé la donne. Les malades et leurs proches peuvent dire à ceux et celles censé-e-s détenir le savoir : "J'en sais plus que vous". Passé le temps de la sidération, du speechless, on jacte tout en veillant au temps de parole de chacun, le temps court.
- Quand la maladie entre par la porte de l'intime - maladie aggravée par non-assistance à personne en danger - l'intime et le sexe deviennent politiques. Du coup, on va et vient entre le privé et le public, l'individuel et le collectif, le "je" et le "nous", "nous" fragile, faillible, vacillant, éclaté. Naît une communauté sida: ceux et celles qui sont porteurs/porteuses du VIH, les malades, leurs parents, leurs ami-e-s, leurs amant-e-s. Communauté plurielle, démocratique : on est passé des tasses aux réunions militantes. Les corps luttent, sur tous les plans, ils dansent, ils baisent. Continuer à vivre, à exulter, c'est encore de l'activisme.
- Le silence tue, l'homophobie condamne à mort. Qu'auraient fait les Etats si le VIH avait touché les femmes enceintes ? En 1990, le sociologue Jean Baudrillard fait paraître La transparence du mal. Le sida est présenté comme le verdict d'une dénégation de l'altérité. Animés par la "compulsion de la ressemblance", les homosexuels vivent "en circuit fermé". Avec le sida et la mort assurée, l'altérité se rappelle à eux, dans sa forme la plus absolue, la plus radicale, la plus définitive. Et tant pis si Sean a été contaminé par son professeur de maths, marié et père de famille. Baudrillard étale son savoir sans savoir. La fin de Sean sert de leçon aux lâches et lâcheurs. Sa seule assurance vie ? L'espoir. Quand il s'en va, tout s'en va.
- 120 battements par minute va jusqu'au bout, le générique fait scène, brassard noir, faire-part de décès, minute de silence. 120 battements par minute, pulsations du cœur militant, du coeur dansant, du cœur aimant, du cœur baisant. Quand tout s'emballe dans la rue, sur le dancefloor, sous les draps. Flot de paroles et flow de la house music, musique festive et mélancolique. Qu'elle cesse, et on dirait un peu que notre cœur s'arrête de battre. Petite mort à chaque fois. S'empresser de recommencer pour chasser cette sensation-là. Recommencer jusqu'à ce que.