En juillet et août 1993, dans un Sarajevo assiégé, Susan Sontag monte la pièce de Samuel Beckett En attendant Godot. A l´hiver 1993, elle témoigne de son expérience pour le journal Libération : « Je n'avais pas l'illusion qu'aller mettre en scène une pièce de théâtre à Sarajevo me rendrait aussi utile que si j'avais été médecin ou ingénieur au service des eaux. [...] Mais c'était la seule des trois choses dont je suis capable : écrire, faire des films ou monter des pièces, en l'occurrence donner quelque chose qui serait fabriqué et consommé sur place et ne pourrait exister qu'à Sarajevo.» En plus de ses engagements politiques, son amitié folle pour le poète Joseph Brodsky - qu´elle pense même épouser alors qu'elle vit une histoire d'amour avec Nicole Stéphane, son esthétique du Camp dédiée à Oscar Wilde, son essai visionnaire et poignant sur le sida et ses métaphores font d'elle ce qu'elle s'est toujours sentie : tout sauf héterosexuelle.
Le 28 décembre 2004, deux jours après le tsunami dévastant l'océan Indien, Susan Sontag meurt à New York. Inconsolée. Quelques mois plus tard, son fils David Rieff se plonge dans les archives de la défunte. Des centaines de carnets, dont il n’a évoqué qu’une seule fois l’existence avec sa mère, bien avant qu’elle ne soit malade. Une conversation tenant en une seule phrase, murmurée : « Tu sais où se trouvent les journaux. »
- Libido sciendi
Au sein de notations les plus désespérées, Rieff y débusque encore des embryons de projets tournés vers l’avenir. Ce que Sontag veut écrire et ce qu’elle veut lire, ce qu’elle veut voir et ce qu’elle veut apprendre, ce qu’elle veut écouter et ce qu’elle veut réécouter. Des listes de mots, des citations, des faits épars et des choses à faire. Et ce depuis cinquante-cinq ans. « Son Journal confirme ce que j’ai toujours pensé d’elle, écrit David Rieff : quoi qu’il lui arrive, si contrariée, défaite, piégée ou incomprise qu’elle pût parfois se sentir, elle finissait par se redresser, le regard fermement dirigé vers l’avenir – vers ce qui venait ensuite. Ce n’était pas seulement de l’ambition, de la curiosité, de la vanité, ni même le désir de conformer ses actes à des résolutions les plus profondes datant de l’adolescence, et qu’elle décrit parfois comme la volonté de se ″surpasser″. C’était tout cela à la fois bien sûr, mais, plus profondément, c’était aussi, me semble-t-il, une capacité presque infantile à l’émerveillement. » Jamais rassasiée de la vie, Susan Sontag se délectait d’être, la curiosité comme moteur. Dans sa nouvelle Projet de voyage en Chine, elle écrivait en 1973 : « Trois choses que, depuis vingt ans, je me promets de faire avant de mourir :
- Escalader le Matterhorn
- Apprendre à jouer du clavecin
- Etudier le chinois »
Dans une autre nouvelle intitulée Debriefing, elle notait six ans plus tard : « Nous savons beaucoup plus de choses que de besoin. Pensez à tout ce que je peux avoir dans la tête : fusées et stores vénitiens, David Bowie et Diderot, le nuoc-nam et les Big Mac, les lunettes de soleil et les orgasmes. » Puis elle ajoutait : « Et pourtant nous n’en savons jamais assez. » Longtemps, ses lecteurs et ses lectrices l'ont déploré : Sur Sontag, ils/elles n’en savaient jamais assez. Pour parler franchement, ils/elles en ignoraient presque tout. Si l’écrivaine américaine était prolixe, volant d’exercices d’admiration en romans, en passant par de nombreux articles et essais, elle restait secrète sur sa vie privée. A tel point qu’au lendemain de sa mort, il s’était trouvé quelques esprits chagrins pour lui reprocher d’avoir tu son goût des femmes. Comme si certains de ses livres comptaient pour du beurre, je pense entre autres à Women, l’ouvrage réalisé en 2000 avec sa compagne Annie Leibovitz. Comme si sa vie, vécue au grand jour, ne suffisait pas. Comme síl fallait toujours dire.
- Le désir des femmes
Susan Sontag n’avait laissé aucune instruction sur ce qu’il convenait de faire de ses papiers, aussi bien de ses écrits non publiés que de ses oeuvres non abouties. Atteinte d’un mal sans espoir, elle était persuadée qu’elle allait vivre. Sontag l’européenne - pas tant parce durant les années couvertes par le premier tome de son Journal, elle vécuT autant sur le vieux continent qu’aux Etats-Unis mais parce que, contrairement à l'adage d'un Fitzgerald affirmant qu’il n’y avait pas de second acte dans les vies américaines, Sontag a toujours été persuadée que, dotée d’une volonté adamantine, l’on pouvait incessamment se re-faire et re-naître. Que ce soit à Berkeley, à Chicago, à Cambridge, à Oxford, à Paris et finalement à New York, où la conduisirent les vents du désir, il y avait toujours un nouveau départ, toujours un nouveau premier acte. Ses journaux, qui s’ouvrent à la date du 23 novembre 1947, s’ancrent dans la découverte à l’adolescence de son homosexualité. Sontag n’a pas quinze ans mais des idées déjà bien à elle qu’elle décline en six points à l’orée de son journal. Parmi elles, deux principes auxquels elle ne cessera de se raccrocher toute sa vie :
« Je crois
- que la chose la plus désirable au monde est la liberté d’être vrai envers soi-même, c'est-à-dire l’honnêteté
- que la seule chose qui différencie les êtres humains est l’intelligence. »
En avril 1949, étudiante à Berkeley, elle évoque pour la première fois Irène, amenée à jouer un rôle important dans sa vie. « Je suis amoureuse du fait d’être amoureuse », écrit-elle, avant d’intituler en lettres capitales le carnet daté du mois de mai 1949 : « JE ME SENS RENAÎTRE DANS LE TEMPS RESTITUÉ DE CE CARNET. » A la date du 31 mai, elle note : « Je sais la vérité, maintenant- je sais combien il est bon et juste d’aimer – j’ai, en partie, reçu la permission de vivre. Tout commence maintenant – je me sens renaître. » Deux mois auparavant, elle a rencontré H. - Harriett Sohmers - une des bibliothécaires du campus. Avec elle, elle écume les bars homosexuels de San Francisco et se découvre amoureuse des femmes, oscillant pour le dire entre naturel et pudeur : « Au moment où je devenais pleinement consciente que je la désirais, elle s’en est également aperçue. » Une révélation sexuelle doublée d’une révélation ontologique : « Je sais ce que je veux faire de ma vie, tout cela est très simple bien qu’il ait été si difficile pour moi de le savoir dans le passé. Je veux coucher avec beaucoup de gens – je veux vivre et je hais l’idée de mourir. »
- Août 1963
Au fil des presque 400 pages du premier tome de son Journal, nous cheminons aux côtés de l’enfant prodige sur la route de son éducation sentimentale et de son évolution spirituelle, en passant par son mariage décidé en une semaine et vécu dans la douleur, la mise au monde de son unique fils David, et ses débuts en littérature. Quelques jours avant son vingt-septième anniversaire, Sontag évoque en deux mots le projet du moment : « finir roman ». Le Bienfaiteur, premier de ses quatre ouvrages de fiction, paraît en 1963. Il illustre à merveille l’un des dernières phrases de son Journal, datée du 29 août de la même année, trente ans avant l'été à Sarajevo : « Mon écriture de fiction a presque toujours comme sujet la dissociation entre le moi et le ça. ».Un jeu d’échos s’installe entre les deux œuvres : des extraits des carnets personnels d’Hippolyte, le héros, clôturent le roman. Fait troublant, dès les premières pages des mémoires de ce candide des temps modernes, le vieil homme qu’il est devenu s’enorgueillit d’être parvenu à se conformer tout au long de sa vie aux principes qu’il s’était fixés jeune, y compris au dernier. « N’avoir nul désir d’une longue vie. » Il précise : « Car si j’ai, en fin de compte, bénéficié d’une longue vie, je puis dire que c’est un but que je n’ai pas particulièrement recherché (Pour donner au lecteur une idée plus juste de mon point de vue actuel, je dois indiquer que j’ai à présent soixante et onze ans). » Soixante et onze ans. L’âge auquel Susan Sontag s’en est allée, irréconciliée avec l’idée de sa finitude, elle qui sur son lit de mort évoquait encore ce qu’elle ferait, lirait, écrirait à sa sortie de l’hôpital.