Lady Eleanor Butler et Sarah Ponsonby ont vécu à cheval sur deux siècles, le XVIIIe siècle et le XIXe siècle. Elles s'aimaient. L'été les ressuscite.
« Il faut à une femme une clôture ou un mari ». Eleanor Butler et Sarah Ponsonby ont obéi à l'adage. Au mari et à la clôture du couvent, elles ont préféré les barricades de fleurs et les murs de senteurs du cottage de Plas Newydd. A Llangollen, au Pays de Galles, leur point de chute après avoir chacune fait le mur du château familial en Irlande. Une réclusion volontaire. Ensemble. Où les seuls hommes sont les jardiniers. Contemporaines de Marie-Antoinette, les ladies ont compris que pour vivre heureuses mieux valait vivre cachées.
« Ma bien-aimée et moi nous nous promenons dans notre cottage » lit-on dans le journal d’Eleanor. « Notre cottage ». « Notre ». La première personne du pluriel pour ces deux femmes qui n'en font qu’une. Sous le ciel gallois, les deux Irlandaises ont recréé l’idéal antique d’une chaumière et d’un cœur. Des Tityre et Mélibée au féminin qui cultivent leur jardin. Mignonne, allons voir si la rose… L’air est connu. Tous les jours le même. Il arrive à Eleanor d’inscrire en tête de son billet d'humeur la même date trois jours de suite. « My sweet love », "The beloved of my heart” ou “The beloved of my soul" abrégé en “My B.", “The delight of my heart”, “The joy of my life”, “My dearest", "My kindest love”… Sarah, rarement citée par son prénom, est partout.
L’excitation ne tient-elle pas dans la régularité des plaisirs ? Tant pis si le cottage engloutit la maigre rente. Il y a les donateurs généreux. Le roi, par exemple, qui acquiert, pour la reine, les plans de leur Eden. Plas Newydd devient "the place to be". Il faut y être. Les curieux défilent en grappes, une procession de ravis de la crèche. Et quelques Judas. Bien vite l'histoire est déballée sur la place publique, tordue, romancée, raillée. Les demoiselles de la vallée collectionnent les pierres dans leur jardin. Mauvaises filles, enragées l’une de l’autre, lesbiennes. A la fin de leur vie, on racontera qu’elles n’ont jamais passé une nuit ailleurs que chez elles.
« Notre lit ». Une seule fois l’expression se lit dans le journal de bord d’Eleanor. Courbet n’a pas encore peint ce que deux femmes retirées en leur chambre peuvent faire ensemble. Sans doute y font-elles catleya, manière fleurie de dire l’indicible, l’indevinable aussi, quand, sur une méchante gravure on découvre Eleanor et Sarah, presque jumelles d’aspect, couvertes comme en hiver. A entrer dans leur histoire par cette porte, on a l'impression de croiser, par anticipation, le monde de madame Trotte-Menu, la petite souris d’un conte de Beatrix Potter. Le cottage abrégé en cot devient le lit. A une lettre près le coït - avec personne pour le troubler.
Ainsi commence la fable des deux amies. Les rebelles ont pour guides la Julie et le Saint-Preux de La Nouvelle Héloïse. Elles se consolent des malheurs du temps en apprenant l’espagnol et le grec. Leur idylle n’est pas toujours rose. Les hivers rudes, les étés sans soleil, les factures, les jardiniers ivres et les ramoneurs désinvoltes, les migraines d’Eleanor et surtout ce bonheur à préserver. Passer tout son temps à essayer d’être heureuses, ça demande une sacrée organisation. De la vigilance aussi pour se protéger des malveillants. Ces drôles d’oiseaux du paradis, coiffés à la Titus, ont leur recette de bonheur : les journées à planter des arbres, le soir à dîner dans l’ombre des tilleuls puis la promenade dans les bois le long du ruisseau. Pour mieux se fondre dans le décor, elles portent des toques en castor.
Avec les années, la chaumière est devenue un manoir. Au début des années 1820, Plas Newydd est à elles. Chacune lègue sa part à l'autre. Pendant qu’en France les Bourbons règlent leurs comptes, elles pensent pinces à gaufres et variétés de rosiers. La seule restauration qui les concerne, c'est celle jamais achevée de leur nid, glissant du style gothique dépassé au style Tudor à la page. Dix ans plus tard elles en sont encore là. Le temps a filé mais une chose n’a pas vieilli. L’affection divine qu’elles se portent. Le cœur n’a pas de rides. Eleanor voit de plus en plus mal. Sarah devient ses yeux. Puis Eleanor est aveugle. L’amour sans doute.
Après avoir vécu le jour le plus long, un jour de félicité, Eleanor entre la première dans la longue nuit profonde des hommes. Tout Llangollen pleure. La Providence est assez généreuse pour épargner à Sarah plus de deux hivers en solitaire. Au début du mois de décembre 1832, saison sans fleurs ni feuilles, elle s’en va rejoindre de l’autre côté du jardin sa compagne de toujours. Six mois plus tard, Plas Newydd est en vente. « Le cottage et ses parterres sont un petit Paradis » vante une brochure publicitaire. Là où Eleanor et Sarah ont inventé la fête de l’oubli et du temps, d’autres couples de femmes leur succèderont avant que le cottage ne devienne un musée. Quand les curieux d'aujourd'hui demandent aux guides la raison de la célébrité des deux dames, ils leur répondent : « Elles étaient habillées comme des hommes. »