Chanel : il n'y aura plus d'après à Saint-Marais-des-Prés

La maison Chanel prend ses quartiers jusqu'en mai 2017 dans le Marais, à quelques pas des Archives Nationales. Au 47 rue du Temple. Pas en lieu et place du légendaire café du Progrès, à l'angle de la rue de Bretagne et de la rue Vieille-du-Temple, comme le laissaient entendre depuis plusieurs mois les rumeurs de comptoirs, mais  à l'Hotel Amelot de Bisseuil, connu aussi  sous le nom d'Hôtel des Ambassadeurs, classé aux Monuments Historiques. Madame de Staël y fut baptisée Beaumarchais loua l'hôtel entier pour 6 600 livres par an et y fonda la maison Roderiguez, Hortalez et Cie, subventionnée par les gouvernements français et espagnol pour fournir des armes  aux colons américains insurgés contre le gouvernement anglais. C'était il y a des siècles.

Plus près de nous, il y a vingt ans, des associations de quartier se créaient, à deux pâtés de maison du Cox et du Central, pour dénoncer le péril gay, péril perçu comme la déferlante de pédés venus du monde entier dans la vingtaine de ruelles du Marais historique. C’était le temps des rires et du Camp, quand après avoir vécu encagée rue Saint-Anne, la communauté gay achevait son exode heureux entre Beaubourg et l’Hôtel de Ville. Heureux, festif et communautaire. On mangeait gay, on buvait gay, on lisait gay, on dansait gay. Aux récriminations des riverains, qui avaient acheté leur appartement rue Sainte-Croix de la Bretonnerie quand ils avaient encore pour voisins les rats du trou des Halles, se joignaient les craintes des observateurs du millieu. En 1997, à une semaine de la Gay Pride, Frédéric Martel publiait dans l’Express une tribune au titre martial : « Halte au ghetto gay » : « Voici venu le temps de l'idéologie gay, annonçait le prophète Martel. Après avoir opportunément libéré la sexualité de ses entraves et inventé de nouveaux modes de vie, les homosexuels français s'attellent désormais à la construction d'une communauté gay. »

C’est le même Frédéric Martel qui le 23 juin  2015 – presque dix-huit ans plus tard, jour pour jour - lançait sur change.org une pétition appelant au boycott du BHV pour dénoncer la gentrification du bas-Marais – dit le SOMA (South Marais) depuis que le haut-Marais a retrouvé quatre lettres de noblesse, NOMA (North Marais). La larme au coin de la plume, il écrivait funèbre : « Les petits magasins de proximité disparaissent ; les commerces de bouche baissent le rideau ; les caves à vin et épiceries ferment, comme les librairies et les kiosques à journaux ; les lieux de vie gay déménagent. » Et de s'en prendre au maire du 4e, Christophe Girard, dont il révélait les liens étroits avec le groupe LVMH, propriétaire des magasins Givenchy et Fendi rue des Archives.

Mon riverain de l’époque, membre fondateur de l’association Aubriot-Limite, croisait le fer avec Dominique Bertinotti, alors la mairesse de l’arrondissement, qu’il accusait de diriger le conseil municipal avec le SNEG, le syndicat national des entrepreneurs gays. Autres temps, autres mœurs. Faut avouer que dans son salon on vêprait au rythme des trilles techno de L’Oiseau Bariolé, le bar du rez-de-chaussée aux couleurs du rainbow flag. Des bars qui s’installaient en lieu et place de l’épicier, du boucher, du boulanger.

Depuis, « Tout au beurre », la boulangerie préférée de mon riverain, n’a été délogée ni par un sauna gay ni par une boîte de bears SM mais par un magasin Lacoste.  Ce que nos deux vaticinateurs n’avaient pas prédit - mon riverain redoutant d’être emporté par un tsunami gay et Frédéric Martel par l’uniformisation du milieu – c’est que le « gaytto » serait le cheval de Troie d’une gentrification galopante, dans le genre grandes marées du Mont-Saint-Michel.

En vingt ans, le Marais est passé d’un ghetto identitaire à un ghetto supermarketisé. Comme sur la rive gauche, à Saint-Germain-des-Prés, les marchands viennent vendre leurs habits en librairie. Les associations d’hier luttant contre le VIH dénoncent aujourd'hui la contamination du quartier par le BHV. Le paradis du bricoleur, coiffé d’un rooftop, a été rebaptisé - labellisé, étiqueté -  "BHV-Marais". L’enseigne a colonisé les rues des Archives, de la Verrerie et du Temple, avec ses magasins pour les hommes, leurs toutous, les sportifs, les motards, les cyclistes. Un vaste tout-commercial à ciel ouvert qui a essaimé ses miasmes jusqu’au nord-est du quartier, du côté de la rue de Bretagne et du boulevard Beaumarchais – la « périphérie » du Marais comme disaient il y a peu encore certaines goudous snobinardes du bas de la rue des Archives.

Dans le 3e arrondissement, le trench beige et la stan smith sont devenus l’uniforme de rigueur pour se perdre dans des rues dont on ignorait l’existence il y a deux ans à peine. Rue Froissart. Rue du Pont aux choux. Rue Commines. Cette dernière, connue longtemps des seul-e-s usagers-ères de la ligne 96 menant de la gare Montparnasse à la porte des Lilas, était la rue où il fallait ouvrir un restaurant quand on avait le goût de la faillite, reliant sans charme la rue de Turenne au boulevard Beaumarchais. Elle est aujourd’hui le passage obligé des promenades dominicales comme l’est devenu aussi le boulevard Beaumarchais, où elle finit. Certains week-end, on cherche à voir où pourrait être amarré le bateau Costa Croisières qui aurait déversé ses touristes sur le boulevard et ses rues adjacentes.

Rue Froissart : Avant (en haut) / Après (en bas)

Rue Froissart

Rue commines avant après

Rue Commines

L’exode urbain des habitants des 10e, 11e, 15e et 16e arrondissements commence le samedi dès 10h. Le bus 96 et la ligne 8 du métro affichent complets. La station « Filles du Calvaire » est devenue en quelques mois la Fontaine Saint-Michel de la rive droite. On comprend qu’une rue est passante quand on y installe des poubelles dégueulant sur les trottoirs leur trop-plein et des banderoles de protestation aux fenêtres.

Pour arrondir en début de mois ses fins de loyer, on peut toujours vendre des cartes du quartier ou s’en remettre à Airbnb, en passe de devenir après  Saint-Antoine l’autre saint Patron du Haut-Marais. L’été, il y a  plus de touristes que d'habitants à l'année, à attendre sous les porches avec leurs valises à roulettes leur bailleur d’un jour. Même les mendiants ont dû apprendre à demander l’aumône en trois langues.

Que reste-t-il du Marais gay ? Après avoir tant bousculé le patrimoine, il aimerait peut-être en être, protégé par le plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur du Marais daté de 1964 en application de la loi Malraux plutôt que d'être transformé en ZTI (zone touristique internationale) telle que la loi Macron du 6 août dernier l'a décidé.

Le Marais, où le premier bar gay à ouvrir en décembre 1978  s'appelait le Village -  demeure encore un point de ralliement des homosexuels-les du monde entier. Un peu comme on rapplique chez mémé, dans la maison de famille, pour les fêtes et les enterrements. Un lieu de retrouvailles et de commémorations. Pour le reste, à la manière des abeilles logées sur les toits du Mont-de-piété, rue des Francs-Bourgeois, il se pourrait bien que les gays et les lesbiennes pollinisent Paris tout entier, fécondant les bars d’autres arrondissements, loin du guêpier des origines. En attendant, L'Oiseau Bariolé qui troublait les nuits de mon riverain a lui aussi glissé les clefs sous la porte. Remplacé. Par un bar. Un bar nommé Résistance.