C'est Pierre Pascual, l'éditeur des éditions Le Sélénite, jeune maison d’édition française créée il y a quelques mois, qui a révélé l'affaire : iTunes a remplacé par des astérisques trois lettres du titre de l'ouvrage de Stanislas Briche, intitulé LESBOS. Ouvrage bien-nommé puisque Stanislas Briche fait le récit de ses quelques mois passés en tant que bénévole d'une ONG sur l'île de Lesbos, la Lampedusa grecque.
Les bugs de ce genre, Apple connaît : en 2008, le Torquemada informatisé de la firme à la pomme, toujours à l'affût de mots explicits, avait censuré les titres Smells Like T**n Spirit de Nirvana, K****r Queen by Queen, H*t d’Avril Lavigne ou Long H*t Summer des Girls Aloud... Plusieurs chansons faisant référence au lesbianisme avaient aussi été frappées d'astérisques.
Pour revenir au cas qui nous occupe, juste un petit rappel linguistico-historique : Lesbos, la patrie de Sappho, n’a désigné que très tardivement, par dérivation, les amours féminines. Le terme de « lesbienne », devenu usuel, est aujourd’hui fréquemment utilisé, chez les homosexuels comme chez les hétérosexuels. À l’origine pourtant, le terme était dépourvu de connotations sexuelles. Selon le Dictionnaire historique de la langue française, le mot, d’abord employé au XVIIe siècle sous sa forme adjectivale, dérivé de Lesbos, désignait les habitantes de l'île grecque. Dans L’Iliade, alors qu’Agamemnon cherche à l’amadouer pour qu’il retourne au combat, il fait miroiter au « bouillant Achille » toutes sortes de récompenses parmi lesquelles « sept Lesbiennes d’une adresse incomparable ». Le L majuscule fait toute la différence, et ces Lesbiennes renvoient aux femmes de l’île de Lesbos, sans rien supposer de leur orientation sexuelle. C'est encore le cas en 2016 : une habitante de Lesbos est une "Lesbienne".
Ensuite, employé au XVIIe siècle sous sa forme nominale, la « lesbienne » est d’abord un homme ! Le « lesbien » désigne « l’amant d’un homme ». Au siècle classique, l’homosexualité n’est nommée que masculine. Les mignons tiennent lieu de « femmes damnées ». On date de Baudelaire et de la moitié du XIXe siècle l’émergence du nouveau contenu du mot « lesbienne », à cause du procès dont fut victime le recueil Les Fleurs du Mal et surtout de la publicité qui entoura la condamnation de certaines pièces parmi lesquelles figuraient "Lesbos" (déjà !) et "Femmes damnées" ». Si le mot n’apparaît dans aucun des deux poèmes, Baudelaire songe, dès 1846, à nommer son recueil Les Lesbiennes. Le mot de « lesbienne » va donc se répandre parmi un public cultivé et lettré. En 1904, il apparaît dans le Nouveau Larousse illustré avec le sens de « femmes aimant les femmes ».
En 1936, André Gide invente le dérivé « lesbianisme », concept qui, à l’inverse du terme de « sodomie », ne renvoie pas à un acte sexuel clairement circonscrit. Dans les années 70, le mot de « lesbianisme » conserve encore ses connotations d’antan, attachées à l’île de Mytilène. Bastin, cité par le TLF informatisé , donne la définition suivante : « La poétesse Sapho présidait dans l'île grecque de Lesbos une confrérie de jeunes filles consacrées au culte de l'amour, de la beauté et de la culture. Le climat passionnel et érotique de leurs relations et celui des œuvres écrites par cette "école" de poésie et de vie ont valu à l'île de Lesbos de transmettre son nom aux contacts homosexuels entre femmes. On parle de lesbianisme ou de lesbisme. »
Longtemps alors, les femmes qui s’aimaient ont ignoré ce terme dont on usait pour les décrire : il s’agissait d’une insulte, à laquelle elles refusaient de s’identifier. Mais le terme de « lesbienne », sous l’influence des mouvements féministes, connaîtra des inflexions importantes en se teintant d’une coloration politique et idéologique. La lesbienne est celle qui dénonce l’hétérosexisme, « pratiques institutionnelles et discursives qui sous-tendent l’hégémonie de l’hétérosexualité au profit de la domination masculine ». Le premier numéro du Journal des lesbiennes féministes, daté de juin 1976, s’ouvre sur cette profession de foi : « Nous ne voulons plus exister par rapport à l’hétérosexualité ; nous revendiquons une identité comme expression du monde, comme sexualité vécue et subversive parce que bousculant tous les champs affectifs, enfermés dans les structures sociales rigides et opprimantes de la société patriarcale . » Là où le mot de « tribade » était marqué par la domination patriarcale, celui de « lesbienne » viendra l’en libérer. Ainsi, selon le mot célèbre de Monique Wittig, « la lesbienne n’est pas une femme », en ce qu’elle se soustrait aux diktats imposés par des siècles de dictature masculine. Michelle Causse, une des actrices majeures de la libération des femmes dans les années 1970, le crie haut et fort : « Je ne suis pas féministe, je ne suis pas homosexuelle, je suis lesbienne radicale . » Le mot de « lesbienne » se charge de connotations ignorées à l’origine. On passe de la sphère de l’intime à celle du politique et du culturel. Face à cette évolution du mot, certaines femmes, bien que très engagées dans la défense de l’homosexualité, le rejette. Cathy Bernheim, ancienne « Gouine rouge », dénonce cet état de fait, au nom de la mixité et de l’égalité des sexes, comme une injure faite à la condition féminine : « Le mot lesbien m’a été jeté à la figure. J’insiste sur le fait que les homosexuelles font partie des « gais ». Nous ne devons pas abandonner ce mot aux hommes, comme ont voulu le faire, en accumulant les ghettos, les lesbiennes radicales. Je suis une gaie, une femme, pas une lesbienne . » Aujourd'hui, il peut-être abrégé en "lesb", il peut aussi recevoir comme synonyme le mot de "lesbos"... Et faire tourner en bourrique le logiciel "hétéro-flic d'iTunes que l'on remercie un peu quand même, d'avoir, grâce à sa bourde, signalé l'existence de l'ouvrage de Stanislas Briche.