Alors que Najat Vallaud-Belkacem milite, dans une interview accordée l'hebdo Elle, en faveur de "la présence massive des femmes en politique", meilleure manière selon elle pour "lutter contre le harcèlement", le moment est plutôt bien choisi pour lui rappeler que s'il y a un domaine dans lequel les femmes brillent par leur absence, c'est dans celui des programmes de littérature. C'est ce qu'a fait Françoise Cahen avec cette pétition lancée sur Change.org. La professeure de lettres demande que l'on donne "leur place aux femmes dans les programmes de littérature du bac L". Aussi incroyable que cela puisse paraître, "jamais une auteure femme n'a été au programme de littérature en terminale L".
Déjà, à la fin du mois de décembre 2015, la professeure de Lettres Leslie Préel adressait une lettre ouverte à la ministre de l'Education nationale, lettre publiée dans le magazine en ligne Yagg, rappelant de manière concrète et détaillée l'urgence de mettre en place une politique efficace de lutte contre les discriminations. Y étaient évoqués le sexisme des programmes littéraires mais aussi son homophobie. En août 2014, c'était la bachelière Ariane Baillon, élève de terminale L, qui lançait une pétition adressée à Benoit Hamon, alors ministre de l'Education nationale, pour qu'il lutte contre le sexisme des programmes de lettres et de philosophie. La pétition était tombée à l'eau avec le remaniement ministériel de la rentrée des classes.
La révolte gronde, le moment est propice. Et c'est tant mieux !
En classe de seconde et de première, on étudie quelques poèmes de Louise Labé, un peu de Yourcenar (saluée pour son « talent mâle ») de Sarraute et de Duras, un ou deux textes sur le bonheur signés Mme du Châtelet et un ou deux textes sur l’éducation signés Mme d’Epinay. C’est maigre. Si l'on évoque George Sand, c'est presque toujours dans l’ombre de Musset (La garce cougar qui s’est barrée avec cette tanche de Pagello après avoir refilé au poète barbu le patron d’une pièce de théâtre). En terminale littéraire, aux femmes auteures on préfère les héroïnes malheureuses, malheureuses parce que "fantasmeuses", "hystériques", "mal-baisées", "capricieuses", "dépensières", "mauvaises mères" (Madame Bovary) ou "la femme-muse" des surréalistes.
Quand l'année dernière, je travaillais avec mes élèves de TL sur le recueil Les Mains libres, ils avaient été étonnés - les garçons surtout - par un dessin de Man Ray illustré d'un poème d'Eluard intitulé « Pouvoir ». On y voit une main masculine serrer une femme au niveau du sexe. Eluard, poète que j’adore, aimait l’amour. Man Ray aussi. Ce qui n’empêche pas de s’interroger sur le goût de nombreux surréalistes pour la femme objet, souvent symbolisée par le mannequin. D'ailleurs quand on évoque le surréalisme, ne pense-t-on pas d’abord aux artistes de sexe masculin avant de parler de Meret Oppenheim ou de Claude Cahun. Géniale Claude Cahun – hors programme ? – et puis aussi, hors courants et hors écoles académiques, rien que pour le XXe siècle, géniales Virginia Woolf, Mireille Havet, Violette Leduc, Hélène Bessette, Albertine Sarrazin, Colette…
Lire les Lettres péruviennes de Mme de Graffigny est tout aussi drôle que lire Lettres persanes de Montesquieu. Le talent n’a pas de sexe. Pourquoi préférer Flaubert à Sand ? Il y a de la place pour chacun d’eux, qui s’adoraient après s’être détestés (On raconte que si Flaubert faisait fumer la pipe à Emma Bovary, c'était pour se moquer de cette habitude sandienne qu’il avait en horreur). Quant à Marceline Desbordes-Valmore, actrice tout autant que Lamartine de l’émergence du romantisme à la française, elle a été traitée par la critique de son époque de manière tout aussi rosse que son alter ego masculin. "Marceline déborde" écrivait-on au sujet de la première quand le second était qualifié de « robinet d’eau tiède ». Alors pourquoi la postérité a-t-elle retenu le « robinet » (J’ai une idée) ?
Oui, Françoise, Leslie, Ariane il faut revoir de toute urgence les programmes de lettres (revoir peut-être aussi l'épreuve écrite du bac, dont les sujets sont souvent ringards) si discriminants (à noter aussi que 220 millions d’humains parlent et écrivent le français dans le monde, et toujours les mêmes textes de ces écrivains bretons, normands et francs-comtois, aussi remarquables fussent-ils). Il faut revoir de toute urgence le programme de Terminale littéraire préférant Les mémoires de guerre du Général de Gaulle que Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar. C'est d'autant plus urgent que cette invisibilité des femmes auteures est incompréhensible quand on saura que 60% des professeurs du secondaire sont des femmes, et que les femmes sont bien plus nombreuses que les hommes à enseigner dans les disciplines littéraires. A moins que ces femmes soient absentes des commissions chargées de décider les programmes ? Bâillonnées ? En proie à un sexisme intériorisé ? La frilosité des éditeurs scolaires n'arrange rien, éditeurs qui publient année après année des éditions scolaires des mêmes oeuvres, signées à 90 % par des couillus.
Il y a quelques mois, j'ai été invitée par un éditeur de livres scolaires à participer à une réunion au sujet de la parution d'un nouveau manuel. Autour de la table, il y avait cinq femmes et un homme. Cet homme, d'une cinquantaine d'années, tordait le nez chaque fois que l'on parlait d'écrivaines. Au nom de Marguerite de Navarre, auteure de L'Heptaméron, un Decameron humaniste, il a fait la moue : "Mouais, enfin, quand on l'a lu une fois, ça suffit". C'est vrai qu'interroger année après année les élèves de Première passant l'épreuve anticipée de français sur Candide, Don Juan et L'Etranger, ce n'est pas du tout lassant. Ce jour-là, j'ai proposé quelques noms d'écrivaines dont j'aimerais voir publier les oeuvres à destination des lycéens. Entre autres, j'avais cité le nom de Charlotte Delbo, tout aussi bouleversante que Primo Levi. J'attends toujours.
Pour mémoire on se souviendra de ce qu'a confié un jour à une biographe de Simone de Beauvoir un condisciple de Jean-Paul Sartre à l’Ecole normale supérieure : interrogé par Annie Cohen-Solal sur l’agrégation de philosophie de 1929, Maurice de Gandillac raconta que le jury avait longtemps hésité entre Beauvoir et Sartre pour la première place. D'après lui, « tout le monde s’accordait à reconnaître que LA philosophe, c’était elle". Au final, Beauvoir sera reçue deuxième, Sartre premier. L'anecdote me semble résonner drôlement avec l'actualité, au moment où Najat Vallaud-Belkacem s'engage, dans une réponse apportée à la pétition de Françoise Cahen à veiller à "la place respective des auteures et des auteurs soit ajoutée à ces critères [dans le choix des oeuvres] afin que les œuvres des auteures femmes puissent être étudiées." Merci les frondeuses 🙂