Plutôt que de fanfaronner - à tort - d'être le premier gay oscarisé, Sam Smith aurait mieux fait de s'étonner qu'au pays des Oscars, si tous les films LGBT sont égaux, il y ait des films LGBT plus égaux que d'autres. Ou, écrit autrement, s'étonner que le film de Todd Haynes, Carol, ait échoué là où Le Secret de Brokeback Mountain d'Ang Lee, sorti aux Etats-Unis en 2005, avait cartonné.
Ces deux films ont tant en commun pourtant.
- Tous les deux sont des adaptations d'oeuvres littéraires : Carol est adapté d'un roman de Patricia Highsmith, Le Secret de Brokeback Mountain d'une nouvelle d'Annie Proulx.
- Tous les deux traitent d'histoires d'amours contrariées. Des histoires d'amour entre deux hommes, entre deux femmes. Ennis del Mar et Jack Twist s'aiment aux deux extrémités du Wyoming. Voilà pour la version bucolique. Pour la version urbaine, Thérèse Belivet et Carol Aird s'aiment aux deux extrémités de la société américaine.
- Tous les deux se déroulent aux Etats-Unis. Aux débuts des années 1960 pour Brokeback Mountain, quand Jackie Kennedy a fait refaire la Maison-Blanche de fond en comble, à cause des goûts de chiottes très fifties de Mamie Eisenhower. Des homos, il y en a partout dans l'entourage des Kennedy, d'Adlai Stevenson, l'ambassadeur des Etats-Unis aux Nations Unies, à Edgar Hoover, le patron du FBI, en passant par les acteurs hollywoodiens que John Kennedy fréquente lors de ses virées à Cuba. Secret d'état, discrétion, in the closet... Aux débuts des fifties, pour Carol, décennie où l'on coupe les robes et les manteaux dans les mêmes tissus que les rideaux et les moquettes. Epoque aussi où New-York est la ville américaine la plus iconoclaste, toutes orientations sexuelles confondues. Epoque enfin où le maccarthysme chasse les sorcières et les homos, le président des États-Unis, Dwight D. Eisenhower signant en 1953 un décret qui stipule entre autres que dans l’intérêt de la sécurité nationale le gouvernement ne doit pas recruter de collaborateurs homosexuels.
- Dans les deux films, les mêmes pressions familiales, les mêmes échappées belles - le road movie de Carol tenant lieu des chevauchées de Brokeback - les mêmes échanges de regards, les mêmes fluides, les mêmes emprises, les mêmes arrachements.
Alors pourquoi ce succès retentissant pour l'un, autant de récompenses, de prix, d'articles, et si peu pour le second, pourtant salué à sa sortie ? Des papiers élogieux certes, mais ni une page entière dans le Monde, ni la moitié de la Une de Libération comme ce fut le cas pour Brokeback Mountain au milieu du mois de janvier 2006. Sinon les 25 pages - attendues - des Cahiers du Cinéma, et puis un buzz idiot autour d'une déclaration tronquée de Cate Blanchett, dans Variety, obligeant l'actrice à préciser à chaque nouvelle interview qu'elle n'avait jamais fait l'amour avec une femme mais qu'après tout, elle se fichait que l'on croie le contraire car, en tant que mère de quatre enfants, elle avait d'autres chats à fouetter ; quatre enfants, ça, c'est de la précision utile, comme si être mère de famille était une preuve d'orthodoxie. Comme si être mère empêchait de coucher avec des femmes. Passons.
Quelques chiffres au passage
- Brokeback Mountain a rapporté 170 000 000 de dollars dans le monde, c'est le film le plus rentable de la Focus Features
- En France, il a été vu par plus de 1 255 000 spectateurs. C'est le succès de l'année 2006
- Et surtout c'est le film le plus primé de l’année 2005 (à la Mostra de Venise, aux Golden Globes, aux British Academy Film, aux Oscars)
Pas de César mais le film d'Ang Lee était nominé dans la catégorie « Meilleur film étranger ». Au contraire de Carol, oublié de la sélection. Vous me direz que le film de Todd Haynes a remporté, avec Rooney Mara, le Prix d'interprétation féminine du Festival de Cannes alors que Brokeback Mountain n'était même pas sélectionné, et aussi la Queer Palm (créée en 2010, ceci explique sûrement pourquoi le film d'Ang Lee l'a manquée.)
Alors ? Pourquoi une telle différence de traitement ? Pourquoi même pas un petit Oscar, un petit Golden Globe pour Carol ? Pourquoi ?
Certains ont prétendu que Carol avait été mis au rancart par l'académie des Oscars parce ce que le film était adapté d'une nouvelle écrite par une lesbienne et tourné par un gay. Disons plutôt qu'un film montrant pendant 118 minutes deux femmes se libérant de l'emprise des hommes, cessant d'être de ces poupées que l'on sort de leur boîte pour paraître dans le monde, c'est too much pour une académie d'une moyenne d'âge de 63 ans, composée à 94% de blancs et à 76% d'individus de sexe masculin. En plus de réussir haut la main le test de Bechdel - l’œuvre est consacrée à deux femmes portant un nom, elles parlent ensemble (se regardent, se sourient, se touchent), elles parlent d'autre chose que d'un personnage masculin (parfois quand même du mari lourdaud et collant de Carol) - Carol s'achève sur une Thérèse fendant une assemblée de costume-trois-pièces pour aller retrouver son aimée, qui s'est rendue libre pour vivre sa vie. C'en est trop, non ? Dans Le Secret de Brokeback Mountain, un des deux cow-boys a la décence de mourir massacré, juste retour de son péché d'homosexualité, de sa déviation. Pas de risque de prosélytisme. Pas de risque de laisser entrevoir d'autres choix de vie/d'amour possibles. Il faut marcher droit. Straight.
Et puis une académie qui a privé Brokeback Mountain de l'Oscar du meilleur film, à cause de la cabale homophobe menée par Tony Curtis et Ernest Borgnine, n'allait pas récompenser un film présenté comme un "mélo lesbien", une "romance saphique". Les deux expressions se sont tant lues, les deux adjectifs repris à l'envi par les critiques français-es, presse LGBT comprise.
On a renoncé à l'expression "mariage gay", ne pourrait-on pas abandonner pour toujours à l’expression " romance lesbienne", ou pire, "saphique" ? L’adjectif, c’est sa fonction, étiquette, discrimine, cantonne, minimise parfois. Comme l'adjectif "laicard", qui, dans la bouche des Zemmour et consorts, sent sa France maurrassienne, "saphique" pue son 19e siècle bourgeois, faussement décadent, patriarcal et moralisateur. Quant à "lesbien", c'est un adjectif si émancipateur, si subversif, qu'on ne peut supporter de le lire à tout-va, vidé de sa charge politique.
Carol, c'est d'abord l'histoire d'une rencontre entre deux femmes, comme Brokeback Mountain est l'histoire d'une rencontre entre deux hommes. Deux femmes, deux hommes qui vivent engoncé-e-s dans les codes d'une culture contraignante, hétérosexiste. Chacun d'eux, chacune d'elles composent avec ces codes comme ils/elles peuvent. Certains personnages s'en sortent mieux que d'autres. Mais tous sont des machines désirantes. Alors film gay, lesbien, bi, que m'importe ? Si tous les amours se valent, si toutes les quêtes existentielles ont de l'intérêt, laissons tomber cette signalétique. Oui pour la visibilité, non à l'estampillage.
(Merci à Ka pour avoir bidouillé Ben)
Quand Patricia Highsmith écrit Carol en 1949 sous pseudonyme, c’est entre autres pour ne pas risquer d'être étiquetée "écrivain à suspens" après le succès de l'Inconnu du Nord-Express, adapté à l’écran par Alfred Hitchcock. Dans la postface qu'elle rajoute à son roman en 1983, elle livre la réflexion suivante. Puisse-t-elle être entendue.
« Pourquoi les gens sont-ils tellement fascinés par la vie sexuelle des autres ? Peut-être parce qu’on y trouve matière à nourrir ses fantasmes. (…) Une autre raison, plus ignoble, en est le besoin primitif de surveiller et de punir ceux qui s’écartent de la tribu. Si on rencontre sur une route, dans le brouillard, une vague silhouette vêtue d’un imperméable, informe, la première question qu’on se pose est : homme ou femme ? C’est une question immédiate et inconsciente qui exige réponse. Si la silhouette informe nous arrête pour nous demander son chemin, et qu’à cause de son âge, de son cache-col ou d’une voix androgyne, on ne peut toujours pas déterminer son sexe, alors cela devient une anecdote amusante à raconter à ses amis. Le sexe est défini par des caractères physiques, et il doit être indiqué sur les passeports. L’amour est dans la tête, c’est un état d’esprit. »