Serge Aurier, Jesse Hughes et l'Internationale des enculé-e-s.

Avant-hier soir, les Eagles of Death Metal sont venus finir à l'Olympia ce que la folie de quelques-uns les avait empêchés de terminer au Bataclan il y a trois mois.

Jesse Hughes, le chanteur du groupe, ne cache pas son émotion. Fier de son public avec lequel il a réchappé de l'Enfer. Il ne trouve pas de mots assez forts pour le dire :  "Bande d'enculés, qu'est-ce que je vous aime". Plus tard, à l'adresse des méchants, il lance un avertissement : "Enculés de votre mère, personne ne m'empêchera de continuer ce truc."

Le premier "enculé" est plus qu'une marque d'affection : il est le signe d'une complicité entre durs à cuire, entre mecs qui ont des couilles. Et tant pis pour les filles fans du groupe. Elles ont été des dizaines à mourir au Bataclan le 13 novembre. Celles qui sont là, les survivantes, les inconditionnelles, les courageuses, ne se fâcheront pas pour si peu.  Le second, précisé par le complément du nom "de votre mère", est la pire des insultes. Il est synonyme d'"individus méprisables", de "connards" dans une langue moins soutenue.  "Attesté dans la seconde moitié du XXe siècle et au début du XXI. lit-on dans Wiktionnaire, il est d'abord caractéristique des banlieues françaises puis, l’insulte ayant eu un fort succès, elle  est usitée dans toutes les couches de la société. Le complément "race" est probablement un calque syntaxique de l'arabe marocain dans lequel le mot baba (père) a été remplacé par 'race" pour sa forte charge sémantique. En note, le dictionnaire en ligne précise :

L’accusation d’homosexualité contenue dans l’insulte est aussi vague que la référence à une quelconque profession de la mère dans le syntagme "fils de pute"

De même, cette insulte n’a généralement pas de caractère raciste. C’est ce qu’a considéré dans un jugement le tribunal correctionnel de Paris."

Circulez, il n'y a plus rien à redire. Tous les dictionnaires s'accordent sur ce point  : l'ancien participe passé "enculé", devenu un nom, ne désigne plus un homosexuel passif. Il s'adresse indifféremment aux femmes et aux hommes sans préjuger de leurs "moeurs sexuelles". Les filles présentes l'autre soir à l'Olympia n'ont donc pas à se sentir exclues. Elles aussi font partie de la bande.

1946. Paraît Miracle de la rose, roman autobiographique écrit par Jean Genet lors de son incarcération à la Centrale de Fontevrault. On y lit :  "L'insulte la plus grave parmi les durs - elle se punit de mort très souvent - c'est le mot  "enculé". Et Bulkaen avait choisi d'être cela justement qui est désigné par le mot le plus infâme."

"Enculé" est "une insulte infâme", une insulte qui nuit à la renommée, à la réputation de celui qui en est la cible. Une insulte qui dévirilise, affadit, castre. Une insulte qui vous colle la honte. Chez les durs, chez les vrais mecs, on n'est pas des enculés. Sauf chez les rockers.

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Quel chemin parcouru. Le mot est maintenant dans toutes les bouches. Des cours d'école aux stades de foot, dans les manifs, à la radio, on l'entend partout. Quand l'insulte ne suffit plus, il  y a la menace de transformer l'autre en "enculé". "Je t'encule". Menace qui a un double avantage : celui d'affirmer son pouvoir, sa domination, sa supériorité et de rabaisser l'autre, de le dénaturer, de le ravaler au rang de "fiotte" mais aussi celui de le punir, de le châtier, de le blesser. Du moins le croit-on. L'insulte devient injure.  Il y a quelques années, Didier Porte, l'ex-chroniqueur de France-Inter, hurlait dans le poste ; "J'encule Sarkozy", et pour que ses auditeurs/auditrices soient sûr-e-s qu'il ne s'agissait pas d'une invitation au plaisir anal, il avait rajouté "ce connard". Plus récemment, ce sont des manifestants en faveur du mariage pour tous qui brandissaient une banderole menaçant François Hollande du même châtiment.

Hollande recule encule

"Hisse !... Enculé...!" Dans les stades de foot, l'exclamation sert à donner du cœur à l'ouvrage au gardien de but au moment du dégagement des six mètres. "Enculé", "pédé", "tarlouze", fiotte". Ces mots sont  interchangeables. On glisse facilement de l'un à l'autre. Le feu Louis Nicollin, longtemps président du club de football de Montpellier, avait traité  le capitaine de l’équipe d’Auxerre, après une rencontre, de « petite tarlouze », avant de lui passer un coup de fil pour lui présenter ses excuses : « On est des hommes, pas des gonzesses. » Autrement dit, "on n'est pas des pédés".

C'est à cause, entre autres,  des ces habitudes langagières, que j'ai cessé de fréquenter les stades de foot où se donnaient des matchs entre équipes masculines. Après avoir assisté au Parc, dans la tribune VIP du Parc, à PSG-OM où il m'a fallu supporter pendant 90 minutes les beuglements des deux mecs derrière moi qui faisaient une fixette sur le serre-tête de cette "pédale de Dugarry" (sic)  Des années plus tard, mon fils a cessé de faire du rugby parce qu'il en avait marre d'entendre l'entraîneur les traiter de "fiottes" et de "fillettes".

Je ne sais pas si mon fils est "une fiotte". Il est très discret pour l'heure sur sa vie affective et sexuelle, et je ne le connais que courageux. En revanche, je comprends qu'ayant une mère homosexuelle et féministe, résolument en guerre contre toutes formes de sexisme,  il entende d'une mauvaise oreille le mot et ses sous-entendus méprisants et haineux. Sortis des dictionnaires, les mots se chargent de tant de connotations selon qui les profère, dans quel contexte, sur quel ton...  Résonnant différemment selon la sensibilité de chacun, sa culture, ses représentations, son vécu. Certains prétendront que le terme d'"enculé" fonctionne comme une exclamation. D'autres comme un cri de guerre, à l'image du "Monjoie" des armées du Moyen-Age. Un truc pour intimider l'adversaire, un haka verbal. Et puis il y a tous ceux et toutes celles qui le vivent comme une insulte, une injure même, les blessant au cœur. Imaginons une scène

Deux garçons un dimanche soir. Le premier est un joueur de football brillant, défenseur de son équipe nationale, arrière-droit du PSG. Le second est un ami du centre de formation du RC Lens. Ils sont à la cool. Ils tapent la discut. Dans le même temps, ils tchatent avec leurs internautes via le réseau social Périscope.

C'est l'un de ses internautes qui prend à partie le premier : "Si tu refais le beau au stade vélodrôme, on TENCULE" L'apostrophe saute et se dépose en accent circonflexe sur le "o" de Vélodrome. C'est bien connu, les parigots, ça parle pointu.

La réponse du parigot ne se fait pas attendre : «Oh eh ferme ta gueule toi marseillais de mes couilles, tu vas baiser qui toi? Tu fais le malin derrière ton écran, tu vas baiser personne cousin, enculé toi!»

Quelques minutes plus tard, un autre demande au joueur du PSG : "Laurent Blanc il fait souvent la folle ou pas ? " Il répond : "C’est une fiotte!"  Autre question encore : "Blanc, il suce Zlatan ou pas ?" Réponse : "Il lui prend les couilles mon frère, il prend tout cousin!"

"On t"encule", "enculé", "marseillais de mes couilles", "baiser", "folle", "fiotte", "suce", "prend les couilles"... ça ne vole pas bien haut au-dessus de la ceinture.

Aussitôt l'affaire a fait le buzz. Davantage pour l'imprudence (l'inconscience ?) qu'il y a à tacler son entraîneur via un réseau social que pour les mots et les images employés. Combien pour les excuser, en minimiser la portée quand d'autres dénoncent leur homophobie ?

Ce qui m'afflige dans cette histoire, ce n'est pas que la jeunesse se croit chez elle sur les réseaux sociaux, qu'elle ne dresse plus de cloison entre le privé et le public. Ce n'est pas non plus que le slutshaming, outil sexiste de discrimination, soit banalisé parce que généralisé dans toutes les sphères de la société (et non pas seulement à Sevran, n'en déplaise à Claude Askolovitch à qui l'on doit l'article le plus méprisant sur le sujet). Non, le plus affligeant dans cette histoire, c'est que personne ne se demande comment on est passé en quelques siècles de "vilain", "coquin", "manant" "suppôt de Satan", "pédant", "maraud", "cuistre", "animal", "âne bâté", "scélérat", "fripon", "gueux",  "traître",  "imposteur", "infâmes" à "enculé", "tarlouze", "pédé", "fiotte" ?

S'il y a débat, il est d'interroger les termes pour comprendre ce qu'ils peuvent avoir de blessant pour en finir avec ces pratiques langagières qui usent d'images sexuelles dans le but de dévaloriser et de décrédibiliser l'autre.

Les mots ne sont jamlais innocents, moins encore quand ils sont devenus des automatismes de langage. En creux, ces mots-creusets disent tant de nos valeurs et de nos représentations. L'insulte "enculé" n'a pas toujours existé. Elle est apparue au mitan du XIXe siècle, en même temps que l'obsession taxinomique des médecins du sexe et du cul.  Elle s'est popularisée dans les années 1970, au moment des mouvements de libération sexuelle. Elle dit beaucoup de notre manière - bien peu libre et bien peu libérée -  d'envisager la sexualité et d'assigner chacun à des rôles selon son sexe biologique et/ou son orientation sexuelle. Une sexualité de dominant et de dominé, d'actif et de passif - quel dommage que même chez les gays cette bipartition soit en vigueur -, quand il faudrait la penser sous l'angle du plaisir, du jeu, de l'invention, en dehors des règles et des figures imposées.

Le trou du cul est le trou universel. Le monde entier en a un. Etre un-e enculé-e, aimer se faire enculer, ne préjuge en rien de son orientation/identité sexuelle. Et les hétéros qui se moquent feraient mieux de s'occuper de leurs fesses. Si les magazines féminins regorgent d'articles encourageant les femmes "à tenter l'aventure", "à passer en douceur le cap de la première fois" - rien d'étonnant à cela, les femmes sont passives ou salopes - aucun magazine masculin pour inviter les hommes à se faire enculer. Un jour qu'un type se plaignait à moi de du plan-plan de sa vie conjugale, le conseil de tenter avec sa femme la stimulation de sa prostate l'avait fait fuir. La plupart des collègues hommes de ma compagne, tous au look  métrosexuel, ignorent où se trouve l'organe. Dans le secret pourtant, combien d'hommes avouent - comme si c'était une faute, un péché mortel à défaut d'être une expérimentation charnelle -  aimer se faire mettre un doigt dfans le cul, mieux, se faire prendre par leur compagne munie d'un gode ceinture ?

bulletin-vote

A quand une Internationale des enculé-e-s ? Afin de redonner ses lettres de noblesse à l'une des centaines de manières de parvenir à la jouissance de soi et de l'autre. Pour en finir aussi avec la sodophobie et l'enculophobie.

Mais chut ! Le sexe anal, c'est pour les femmes, les mecs qu'on tient par les couilles, les fiottes, les entraîneurs de football.