Quand Michel Tournier parlait de Vendredi, de Mitterrand et de Saint Sébastien

C'était il y a six ans, un dimanche de février. Michel Tournier nous avait reçues, avec Ka, là-bas dans sa vallée. Nous avions mangé des chocolats toute l'après-midi. La nuit nous avait cueillies sur le chemin du retour. J'avais préparé trop de questions. Inutile avec lui. Il suffisait seulement de le "brancher" sur le canal littérature et de l'écouter, drôle, facétieux, gamin, avec son bonnet à rayures sur la tête. Magnéto Michel. 

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Vous occupez le devant de la scène littéraire depuis plus de quarante ans. Qu’est-ce qui fait tenir Michel Tournier ?

Je veux être lu. Or, vous n’êtes lu que si vos ouvrages sont parus en livre de poche. Pour moi, c’est la véritable édition, je l’ai toujours dit. Ce n’est pas l’argent qui m’intéresse, c’est le lecteur. C’est pour lui que j’écris. Il m’arrive souvent de penser à lui quand je suis à ma table de travail : « Tiens, cette scène va lui plaire, il va être content ou ému. » Cela me suffit pour être heureux. Je viens d’être réédité en roumain. Je suis comblé. Sans parler de Vendredi ou les Limbes du Pacifique, vendu à 7 millions d’exemplaires.

Vendredi, toute une histoire…

Tout à fait ! Vendredi ou les Limbes du Pacifique, mon premier roman, est le fruit des trois années d’études que j’ai faites au Musée de l’Homme sous la houlette de Claude Lévi-Strauss. À l’époque où je suivais ses cours, il venait de publier Tristes Tropiques, qui traite de cette alternative idiote entre l’homme « civilisé » et l’homme « sauvage », scission contre laquelle s’élève tout son livre. Il n’y a pas plus d’homme « sauvage » que d’homme « civilisé ». C’est seulement l’une des trois manières dont l’histoire occidentale a rejeté la plus grande partie de l’humanité dans le néant. Les Grecs traitaient de « barbares » ceux qui n’étaient pas eux. Qu’est-ce qu’un barbare ? C’est un homme qui ne sait pas parler. Quand il ouvre la bouche, il fait « babababa ». C’est une façon vraiment stupide de nier l’autre. Puis les Chrétiens se sont opposés aux païens. Ainsi désignait-on ceux qui n’étaient pas chrétiens. Ils n’avaient pas de religion, ils n’étaient rien du tout. Or c’est faux, tous les hommes ont une religion. Le christianisme en est une, mais elle n’est pas la seule. Affirmer que ce qui n’est pas chrétien est païen, c’est absolument ignoble.

Vous avez été un grand voyageur. J’imagine que vous avez expérimenté sur le terrain le non-sens de cette bipartition…

Je peux vous raconter à ce sujet une anecdote qui ne manque pas de sel. J’ai séjourné il y a une vingtaine d’années au Gabon, où vivent les pygmées. Pour les occidentaux, ils sont le stéréotype même du sauvage. Petits, avec un gros ventre, des oreilles tirées par des poids, le nez ouvert jusqu’aux oreilles. Même dans leur pays, ils ne sont pas considérés comme des êtres humains. On n’enregistre pas leur naissance, ils ne paient pas d’impôts, ils ne font pas de service militaire, on ne recense pas leur mort. On les traite comme des animaux. Ainsi ai-je eu à marcher pendant des jours entiers dans la forêt gabonaise, qui est la pire des forêts : la chaleur, les moustiques, les animaux, tout y est hostile. C’est un ami médecin qui m’avait amené là, où il exerçait son métier. Mon ami m’avait averti que nous risquions de rencontrer des pygmées qui n’avaient jamais vu de blancs. On marche, et puis on arrive dans une clairière pleine de huttes. Après quelques mètres, je distingue une dizaine de pygmées rangés l’un à côté de l’autre, qui nous attendait au garde-à-vous. Je me saisis de mon appareil photographique. À ce moment-là, j’entends un pygmée qui me dit dans un très bon français : « Monsieur, je vous préviens, avec la couverture de la végétation, il y a beaucoup moins de lumière que vous pensez et, même si vous avez une pellicule de 400 asa, je vous conseille de mettre 20 cinquième de seconde de plus, avec un diaphragme de 5-6. »

Comment expliquez-vous le succès de Vendredi ?

 Quand je suivais les cours de Lévi-Strauss, j’ai relu le roman de Daniel Defoe, Robinson Crusoé. Je me suis dit alors que je tenais là un sujet formidable, non pas à cause de Robinson, mais grâce à Vendredi, toujours passé sous silence. C’est un roman d’une actualité extraordinaire. D’abord Robinson reste seul sur son île pendant vingt ans. Que va-t-il devenir ? Va-t-il s’en sortir, se suicider, devenir fou ? Qu’en est-il de sa langue, si elle n’est plus exercée ? Le problème de la solitude est fondamental de nos jours. Je vais souvent dans les écoles à la rencontre des enfants, qui lisent ce roman en priorité. Je leur demande alors ce qu’ils feraient s’ils étaient condamnés à passer vingt ans seuls. Je me souviens d’un garçon qui m’avait répondu tout de go qu’il mourrait de faim, car il détestait manger seul. Un autre au contraire m’avait dit qu’il serait heureux à coup sûr car il n’aimait pas les autres. Avec Vendredi, c’est le Tiers-monde qui frappe à la porte de Robinson. Encore un autre sujet très contemporain, celui des sans-papiers.

L’enfance est un thème fondamental, tant dans votre œuvre que dans votre démarche d’écrivain.

 J’ai un manuscrit dans mes tiroirs qui s’appelle Un écrivain dévoré par les enfants. J’attache une grande importance à leur regard. J’ai vécu une expérience fabuleuse quand je suis allé à la maison des jeunes aveugles, au moment de la sortie de Vendredi en braille. Les enfants posent des questions incroyables… J’étais un jour dans une école de filles, une école religieuse. Une petite de 11 ans m’interpelle : « Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi Robinson et Vendredi ne font pas l’amour ensemble. » J’étais baba. Mais les enfants peuvent être très durs aussi et n’hésitent pas à vous poser des questions indiscrètes, du type : « Combien ça vous rapporte d’écrire des livres ? » Dès lors, je leur fais un cours sur les droits d’auteur. Si je leur dis que je touche en gros 10% du prix du livre, ils ne comprennent pas ce que ça veut dire. J’illustre alors mon propos. « Si tu achètes un livre à 10 euros, il y a un euro pour l’auteur. » Immanquablement, ils me s’exclament en chœur : « Mais c’est du vol, les éditeurs sont infects ! »

Vous avez toujours été un pourfendeur de certaines pratiques éditoriales, notamment en ce qui concerne les droits d’auteur.

Un écrivain n’est pas seulement quelqu’un qui écrit et qui publie. C’est quelqu’un qui vit exclusivement de ses droits d’auteur… Ça, c’est un écrivain. Et ils sont rares. Pas plus d’une soixantaine en France, soit 1 par million de Français, c’est dire. La question d’argent entre l’auteur et l’éditeur n’est pas neuve, les correspondances de Flaubert et de Balzac en témoignent. Réfléchissons : vous avez travaillé trois ans sur un manuscrit, vous l’apportez à l’éditeur, il le prend. Il faut attendre encore six mois pour que le livre sorte, six mois pour qu’il rapporte peut-être de l’argent. De quoi avez-vous vécu pendant ces quatre ans ? Alors, vous allez voir votre éditeur et vous lui dites : « Voilà, je prépare un livre sur tel sujet, le manuscrit sera terminé tel jour. Faites-moi un contrat dès maintenant et donnez-moi un à valoir. Il faut que je vive. » Tout cela est très hasardeux pour l’éditeur. De nombreux écrivains ne parlent plus d’argent après avoir reçu leurs à valoir. Ils savent très bien qu’ils ne seront pas couverts par les ventes du livre et les droits annexes. Pour ma part, je n’ai jamais touché un sou d’à valoir. Déjà, je n’en avais pas besoin, parce que je travaillais ailleurs : j’ai travaillé à Europe n°1, dont j’ai été l’un des fondateurs, en 1955. Et puis, je suis devenu traducteur. En revanche, mes contrats ont toujours été sans pitié pour l’éditeur. Pas question de sa petite cuisine qui consiste dans 8%,10%, 12% selon le nombre d’exemplaires vendus. Je barre tout ça et j’exige 15% à partir du premier livre . Je veille également aux droits annexes (l’étranger, le cinéma, le livre de poche). En général, c’est 50/50. C’est scandaleux. Moi, c’est très simple, les droits annexes, on n’y touche pas. J’en fais mon affaire. Au final, je ne coûte rien aux éditeurs. Ils font des sacrifices sur de l’argent qui n’existe pas, au contraire de l’à valoir. Ainsi, quand j’annonce que je n’en veux pas, les éditeurs sont en quelque sorte anesthésiés pour subir les violences que je leur inflige ensuite.

Il faut dire que vous connaissez très bien le milieu de l’édition, de l’autre côté du miroir.

Je suis d’abord rentré chez Plon comme traducteur d’allemand. Je m’occupais de la collection « Feux croisés », dans laquelle j’ai publié entre autres les romans d’Erich Maria Remarque. Mais Plon ne m’a pas pardonné la publication de Vendredi chez Gallimard. Ils se sont d’abord montrés satisfaits : « C’est bien Tournier, vous avez un bureau chez Plon, et pour ne pas embarrasser la maison avec vos œuvres, vous le publiez ailleurs, bravo. » Mais quand ils ont appris le succès de Vendredi, j’ai vu leurs visages s’allonger et j’ai été foutu à la porte. Gallimard l’a su et m’a offert l’équivalent. Rue Sébastien-Bottin, j’avais un bureau ouvert sur l’extérieur où je recevais tout le monde et n’importe qui. Là, j’ai vraiment fait l’expérience de l’édition. Je peux vous dire que c’est le roi des métiers. Recevoir des auteurs qui apportent un manuscrit, le lire, en parler avec eux, c’est épatant. Combien d’écrivains sont venus me trouver avec leur œuvre sous le bras, sûrs que c’était une révélation ?

Avez-vous des anecdotes à ce sujet ?

 J’ai reçu un jour un écrivain dont je me souviens encore. Il arrive en me disant : « Ecoutez monsieur, soyons sérieux, on n’a plus le temps d’écrire des œuvres complètes. D’ailleurs les lecteurs n’ont plus le temps de les lire. Voici mes œuvres complètes naturellement en morceaux. Vous avez la conclusion d’un ouvrage philosophique, l’entrée en matière d’un roman policier… » « C’est très bien, lui réponds-je, je vais lire ça… Et le titre ? » « Pour le titre, j’ai pensé bien sûr à Morceaux choisis, mais j’ai jugé que c’était trop banal, trop attendu. Alors j’ai préféré chorceaux moisis. »

Le titre d’un livre, c’est important  pour vous ?

Essentiel ! Je suis très choqué quand j’ouvre les services de presse que je reçois le matin et que je découvre des livres dont le titre me déçoit. Un titre doit être gonflé de sens. Prenons l’exemple de La Goutte d’Or. L’expression désigne un bijou non-figuratif mais aussi un quartier parisien, où je suis allé dormir pour savoir comment ça se passait la nuit. Il n’y a pas pire auteur que celui qui vous apporte un manuscrit et vous dit qu’il n’a pas de titre mais qu’il veut bien que vous lui en proposiez un. Moi c’est le contraire, je pars d’un titre. C’est comme si je pressais un fruit et que tout le roman coulait.

Qu’est-ce qui fait un grand roman ?

Je ne me mets pas moi-même dans mes romans, pas du tout. Je cherche un grand sujet. Si vous étiez venue il y a quelque temps, il y avait quatre cents romans qui traînaient par terre, pour le prix Goncourt. Regardez tous les romans qui paraissent, de quoi parlent-ils ? D’un monsieur et d’une dame qui se plaisent, puis se déplaisent, qui se quittent et qui se retrouvent. Point final. Pour moi ce n’est pas un sujet. On peut en faire un chef-d’œuvre, certes. C’est Tristan et Iseut, Roméo et Juliette. Mais c’est très rare.

Quels sont les « grands sujets » de vos romans ?

 Dans Les Météores, mon roman le plus ambitieux, vous avez deux sujets immenses. D’une part le thème des jumeaux, Que peut-être la vie de deux garçons ou de deux filles identiques, que seule leur mère arrive à ne pas confondre. J’ai reproduit là une scène qu’on m’a racontée. Il y avait deux jumeaux, Jean et Pierre, que leur père avait beaucoup de mal à distinguer. Un jour, il dit à la mère : « Chacun son jumeau. Moi je prends Jean et toi tu auras Pierre. » Joignant le geste à la parole, il se saisit de… Pierre. C’est très drôle, non ? Un autre grand sujet du livre est celui des ordures ménagères. On parle beaucoup des ordures du Caire où je suis allé, grâce à sœur Emmanuelle. C’est hallucinant ! Une population de 30 0000 personnes, femmes, hommes, enfants, qui vivent là-dedans. Ce sont des sujets éminemment cinématographiques.

Pourtant, un seul de vos romans a été porté au grand écran…

Oui, c’est Le roi des Aulnes. L’Allemagne nazie, en voilà un énorme sujet. C’est un roman allemand. Je ne l’aurais jamais écrit si je n’avais pas été élevé par les parents que j’ai eus. Mon père Tournier et ma mère Fournier ! On ne faisait pas plus français ! Ils se sont connus en 1910 alors qu’ils étudiaient l’allemand à la Sorbonne, En 1914, mon père était au premier rang sur le front, où il a reçu une balle en pleine figure. J’ai eu un père « gueule cassée » toute ma vie. Et c’était une balle allemande. Mon père, qui était un germaniste extraordinaire, n’a plus jamais voulu remettre les pieds en Allemagne. En revanche ma mère, moins sensible à la chose politique, m’a élevé avec un pied outre-Rhin. Ce qui a été heureux puisque ensuite je me suis orienté vers la philosophie. La philosophie, c’est le grec, le latin et l’allemand, vous n’y coupez pas. Certains m’en ont voulu d’avoir écrit Le roi des Aulnes, ce qui trahissait d’après eux un intérêt louche pour le nazisme. Qu’importe ! J’ai été invité plusieurs fois en Israël. Ma grande fierté d’écrivain ? Deux de mes livres, Vendredi et Le roi des Aulnes, traduits en hébreu.

Qu’avez-vous pensé de l’adaptation qu’a faite Volker Schlöndorff du roi des Aulnes ?

Je n’ai pas du tout participé au scénario. Mais après la signature du contrat, je lui avais écrit en lui conseillant de ne pas faire une reconstitution historique de la dernière guerre : Faites le contraire. Demandez à un auteur de musique contemporaine de faire un opéra, et que tout le monde chante dans des décors de papier. Le roi des aulnes, c’est avant tout une ballade de Goethe mise en musique par Schubert. Ça vous coûtera le minimum et ça sera très original. » Schlöndorff ne m’a pas écouté. Il a reconstitué Stalingrad, loué des chars d’assaut soviétiques, dépensé des sommes gigantesques. C’est un cosmopolite formidable. Il parle français comme vous et moi, anglais comme un anglais. Cette universalité lui a peut-être nuit pour faire du cinéma.

Quels rapports entretenez-vous avec l’image ?

Je suis passionné par la photographie. Dans les années soixante, j’ai fait une émission de télévision qui s’appelait « Chambre noire ». Cinquante numéros en tout, qui m’obligeait à passer trois jours avec le photographe à laquelle l’émission était consacrée. J’ai été aussi l’un des créateurs des rencontres photographiques d’Arles. Il faut bien dire que le grand photographe est souvent inconnu et pauvre. Les gens ont une culture littéraire, musicale, picturale mais rarement photographique. D’ailleurs, les livres de photo ne marchent pas, même si Vues de dos, que j’ai réalisé avec Edouard Boubat, a eu un peu de succès. Mais au départ, Gallimard l’a pris pour me faire plaisir. Boubat était un photographe et un homme admirables. C’était un compagnon de voyage exquis. Où qu’il aille, il faisait surgir du pavé, non pas des choses extraordinaires, mais des Boubat. Je m’étais rendu compte que son œuvre comptait un nombre incroyable de photos prises de dos. J’en ai réunies une centaine, pour lesquelles j’ai écrit des textes. Ce qu’il y a de plus important dans la vie, c’est la création. Or nombreux sont ceux qui croient que la photo, c’est de la reproduction. Moi qui ai couru derrière les grands photographes, je n’ai jamais fait une photo créatrice. J’ai fait de belles photos, mais où la part de création est nulle.

Vos maîtres en littérature ?

 Pour moi, le plus grand livre de littérature qui n’ait jamais été écrit, ce sont les Trois contes de Flaubert. « Je ne sais pas quoi faire, j’ai griffonné quelques gaudrioles. Et je pense que je vais en tirer trois contes » lit-on dans sa correspondance. Trois contes religieux de surcroît, alors que Flaubert se foutait éperdument de la religion. L’Education sentimentale me tombe des mains mais Madame Bovary, c’est admirable, passée le problème que me pose le traitement de Homais dans l’œuvre. J’ai été élevé en partie dans une pharmacie de campagne, à Bligny-sur- Ouche, près de Dijon, où mon grand-père maternel exerçait. Il avait horreur de Flaubert à cause de Monsieur Homais qui est un personnage détestable. Pour comble, Homais était anticlérical, quand mon grand-père était « archi-curés ». Il ne comprenait pourquoi Flaubert en avait fait un salaud, alors que Homais – si l’on s’en tenait aux passages qui concernaient la profession - était professionnellement irréprochable.

Vous faites une différence entre ce que vous appelez les « romans de l’histoire » et les « romans de la géographie » 

C’est fondamental ! L’histoire humaine est horrible : ce sont des massacres, des guerres, des destructions. Le proverbe est connu : « Un peuple heureux est sans histoires ». Les écrivains d’histoire sont d’une noirceur d’encre. J’ai relu récemment Les Trois mousquetaires, même Athos est un salaud. À l’inverse, Jules Verne, c’est la beauté du monde, la découverte de l’univers, un hymne à la création. C’est normal, c’est un auteur de la géographie, si l’on excepte Michel Strogoff. Un autre auteur, dans la même veine, c’est Julien Gracq. Si l’on faisait une étude sur le paysage dans la littérature française, Julien Gracq serait de très loin le maître. Personne ne sait écrire sur une forêt, une plaine, un champ comme lui. Avec Le roi des Aulnes, j’ai mêlé les deux types de romans : c’est un paradis géographique – Koenigsberg en Prusse orientale - détruit par un enfer historique.

Pensez-vous qu’à la mort de Gracq, une page de la littérature se soit tournée ?

Ah oui ! Il avait toutefois un défaut, mais qui n’en a pas ? Il avait horreur des journalistes comme des prix littéraires. Il faut être accueillant, enfin ! Que signifie cette façon de se murer ? C’est quelque peu prétentieux. Quand Gracq a refusé le prix Goncourt, il n’a pas refusé pour autant les droits d’auteur des milliers d’exemplaires du livre qu’il avait vendus.

 Et Roger Nimier ?

 Quand j’ai publié mon premier roman, à quarante-deux ans, il aurait été dramatique que j’échoue. Moi qui suis le retardataire par excellence, le contraire du précoce, j’ai fait mes études au lycée Pasteur aux côtés de Roger Nimier, qui était un monstre de précocité. Il me considérait à juste titre comme un débile mental complet. À seize ans, il avait tout lu, tout dépassé, tout compris ; il a publié son premier roman à vingt-trois ans, qui a été un succès. Il mort à quarante-deux. Je préfère être à ma place.

Aurait-il été, d’après vous, le chantre d’une nouvelle école littéraire ?

Je ne crois pas, non. J’ai quelque chose contre la précocité. Qu’est-ce qu’un précoce ? C’est quelqu’un qui est vieux avant l’âge. Quelle différence entre l’homme et l’animal ? La précocité de l’animal. Un animal est adulte à trois ans, il est vieux à quinze ans. Il meurt à dix-huit. La force de l’homme, c’est qu’il reste un enfant le plus longtemps possible.

 Vous étiez donc un cancre ?

J’ai fait mes études dans plusieurs établissements religieux, parce que mes parents voyageaient beaucoup mais aussi parce que j’étais un mauvais élève. J’ai gardé de ces années la religion chevillée au corps. Ce n’est pas une question de foi. C’est ma substance, mon jus.

Je placerais votre œuvre davantage sous le sceau du sacré que religieux

Si vous voulez… C’est vrai, il y a la nature… Je vis intensément les saisons. Le mois de novembre, quand je regarde tomber les feuilles, est très angoissant pour moi. C’est l’obscurité, le trou noir de décembre-janvier-février. Si j’habitais Paris, ce serait différent. Vous sortez la nuit tombée, il fait jour dans les rues. Ici, c’est vraiment mort.

Pourquoi ne plus vivre à Paris ?

J’ai vécu sept ans dans l’île Saint-Louis. Quand j’ai acheté cette maison, je me partageais entre le presbytère et l’île. Puis j’ai quitté Paris pour aller vivre à Arles. J’avais deux voitures car je ne tenais pas à faire les aller-retour par la route. Je prenais l’avion ou le train, et je retrouvais ma maison avec ma voiture. J’étais double. Mon choix n’était pas le bon. Arles est une ville charmante par certains côtés, mais triste et sombre. En été, c’est une fournaise, en hiver il fait plus froid qu’ici, à cause du mistral qui souffle dans les petites ruelles. C’est un vent glacé, d’une violence extraordinaire qui donne des coups d’épaule dans votre maison. Vous ne pouvez pas y échapper.

Comment êtes-vous arrivé dans la vallée de Chevreuse ?

Ile Saint-Louis, j’habitais un immeuble avec des zozos dans mon genre, un peu artistes, sans le sou. J’avais entre autres comme voisins Georges de Caunes et Jacqueline Joubert. C’est là d’ailleurs qu’est né le petit Antoine. On avait vue sur la Seine mais on ne pouvait pas se laver dans les chambres. On se rendait alors aux bains-douches de la rue des deux Ponts, en robe de chambre et en pantoufles. Dans cet hôtel, j’avais une bande de copains qui allait camper l’été à 200 mètres d’ici. C’est comme ça que j’ai découvert cette maison qui était à vendre. C’était la reproduction exacte du presbytère que j’avais habité en Bourgogne pendant la guerre. J’ai dû emprunter. Mais j’ai surtout été sauvé par le prix Goncourt. Même le Président est venu m’y rendre visite.

François Mitterrand ?

Oui, lors de son premier septennat. Le photographe Konrad Müller avait réalisé un livre de photos sur Mitterrand. Il cherchait quelqu’un pour en rédiger la préface. Mitterrand lui donne mon nom. Muller me téléphone alors et me dit qu’il a rendez-vous avec le président pour lui montrer le choix définitif des photos. Il me propose de venir. C’est là que je l’ai rencontré pour la première fois. Il m’a accueilli très gentiment. Sur le perron de l’Elysée, au moment où l’on se quitte, il me dit : « J’ai entendu dire que vous habitiez un presbytère dans la vallée de Chevreuse, si vous m’invitez je viens. » Et moi de lui répondre : « Monsieur le président, je vous invite. » Trois mois plus tard, en plein mois d’août, mon téléphone sonne : « Ici le secrétariat de l’Elysée, le président demande s’il peut venir tel jour, répondant à votre invitation à déjeuner. » Quand je me suis aperçu que je mangeais dans des assiettes ébréchées, que tous mes couverts étaient en tôle, et que je buvais dans des pots à moutarde, j’ai couru chez l’épicier et j’ai tout racheté. Je me souviens encore de ce qu’il m’a dit, au moment où je passais à la caisse : « Ah ! Monsieur Tournier. On dirait vraiment que vous avez invité le président de la République à déjeuner. » Je n’ai rien répondu parce que je craignais un attroupement. Mitterrand est venu, puis il est revenu chaque année. Tous les ans, au mois d’août, je recevais un coup de téléphone de l’Elysée. Ma voisine faisait office de cuisinière.

Qu’admirait-il chez vous ? L’homme ? L’écrivain ?

Il connaissait mes livres. A l’époque, j’étais très lié avec l’Allemagne de l’Est. Je faisais partie de l’académie des Arts de Berlin-Est, et j’étais l’un des rares écrivains étrangers traduits là-bas. Mitterrand m’interrogeait beaucoup là-dessus, c’était le seul sujet politique d’ailleurs sur lequel l’on s’entretenait. Je lui en disais beaucoup de mal. C’était un régime policier infect. Sans parler de la misère. L’Allemagne de l’Est ? Un pays artificiel, porté à bout de bras par l’URSS. Je ne savais pas que je lui déplaisais. Par un réflexe un peu absurde, il tenait à l’Allemagne de l’Est car il avait peur d’une Allemagne réunifiée. J’apprends un jour qu’il se rend à Berlin Est fêter les quarante ans de l’Allemagne de l’Est avec Erich Honecker. On ne pouvait pas faire pire comme compromission. Je téléphone à l’Elysée et je demande à faire partie de ce voyage. « Mais naturellement, monsieur Tournier, cela va de soi. Je vous rappelle le plus tôt possible pour vous donner des détails. » Le surlendemain, coup de téléphone. « Je suis stupéfait, le président ne souhaite pas que vous l’accompagniez. » J’ai compris alors que Mitterrand m’en voulait de mes positions divergentes des siennes.

Vous siégez à l’académie Goncourt depuis quarante-cinq ans, qui vous a elle-même couronné en 1970.

À une époque, j’étais le seul membre du Goncourt à avoir reçu le prix. Le prix Goncourt reste une famille, on est entre soi, entre copains, au sens étymologique du mot. On s’envoie des vannes. Quand il y en a un qui publie un livre, il l’envoie aux autres. Qu’est-ce qu’il prend au déjeuner suivant ! C’est la tradition. Mais le prix Goncourt est un événement fragile. Il faut qu’il ne se passe rien. La mort de de Gaulle a été fatale au Roi des aulnes.

Vous ne regrettez pas que votre œuvre immense n’ait pas été encore couronnée du prix Nobel de littérature ?

Il y a vingt ans, j’ai été invité avec Claude Simon à Stockholm par l’académie des Arts, qui nous a couvés tous les deux, examinés sous toutes les coutures, puis fait faire des discours en français, avant que nous repartions. J’ai appris plus tard que Claude Simon avait reçu le prix Nobel. Que dire ? Je suis très heureux d’être Goncourt.

Longtemps, vous avez parlé d’écrire un roman sur saint Sébastien. Qu’en est-il ?

Je vais peut-être écrire un livre religieux. Sur le sang. Un livre sur le sang que j’appellerai Le goût du sang. Je mettrais en exergue les deux acceptions du mot « goût », données par le petit Larousse. Premièrement, « la saveur », deuxièmement, « l’attirance ». C’est un immense sujet. Toute la religion chrétienne repose sur le sang. Que la communion par le vin soit refusée au commun des fidèles et réservée aux prêtres, n’est-ce pas curieux ? Mais j’ai peur de choquer. Il y a des phrases que je n’ose pas publier bien que je les trouve formidables parce que je sais que 99% des lecteurs ne me les pardonneraient pas.

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Avez-vous un exemple à me donner d’une de ces phrases que vous évoquez ?

En voilà une : « Narcisse ne se lassait pas d’admirer l’équilibre qui opposait la plénitude sororale, solaire et souriante de ses deux fesses à la sombre et humide solitude nocturne de son anus. » Admirez les épithètes et les allitérations !

J’ai lu pire !

J’ai peur, que voulez-vous… Je suis devenu vieux et fragile. J’ai beaucoup de projets qui sont restés en carafe. De nombreuses de mes nouvelles auraient pu être développées sous la forme d’un roman. Mais arrive un moment où l’on se dit : « ça suffit ! » Vous savez, il y a de moins en moins de gens autour de moi qui ont lu tout ce que j’ai écrit. Pour beaucoup, je suis l’auteur d’un seul livre.

Arrêter d’écrire pour donner l’occasion aux lecteurs de rattraper le temps perdu ?

J’ai besoin d’un public, je n’écris pas pour moi. J’ai une conception artisanale de l’écriture. Pour moi l’écriture ne correspond pas du tout à un besoin. Je trouve cette idée ridicule et répugnante. Les besoins, c’est manger, boire, dormir, faire pipi et caca. Rien à voir avec l’écriture. J’écris comme on fait de la menuiserie. Je fabrique un objet qui est un roman, conçu pour faire plaisir à celui qui l’a acheté. En échange de 20 euros, je lui donne des heures entières de plaisir.