En cette Journée mondiale de lutte contre le SIDA, je me souviens...

 

Je me souviens du symbole du virus, sur lequel s’ouvrait le journal de 13 heures. J’avais dix ans.  Avant, les premières images du JT, c’étaient les immeubles en ruines de Beyrouth, après ce sera les portraits des otages français au Liban. Entre, c’est cette boule garnie de piques. Elle rappelle ces masses sphériques qui constituaient les armes médiévales. Dur d’échapper à la métaphorisation du virus comme arme de destruction massive.

Je me souviens de cette histoire de singes proférée par un bonhomme libidineux et raciste qui ressemblait vaguement à l’oncle prodigue de la famille et que ma grand-mère appelait, admirative, Jean-Marie LE PAIN

Je me souviens ne pas bien comprendre ce qu’on appelle « maladie sexuellement transmissible », je n’ai jamais fait l’amour, à part avec mon traversin. Déjà, il y avait le risque de tomber enceinte – ma grand-mère, toujours la même, passe son temps à déplorer que maintenant les gamines vont faire leur première communion la pilule dans le sac. Magique capote. Le 2 en 1. Contre les bébés et les MST.

Je les achète pour tous les copains parce que le distributeur le plus proche du bahut est en face de chez la mère de Frédéric et qu’ils ne veulent pas se faire choper. Wouaarfff l’excuse. Les mecs n’assument pas. Un jour que dans une pharmacie je précise que ce n’est pas pour moi, le pharmacien répond : « Je m’en doute bien » Longtemps, je me suis demandé ce qu’il voulait dire : « m’en doute bien parce que les capotes ce sont les mecs qui les mettent » ou « m’en doute bien parce que vous n’avez pas un tête à baiser ». Plus tard, j’apprendrai que l’interdiction de faire de la publicité pour les préservatifs, interdiction datée de1920 quand il faut préserver la natalité, n'a été levée qu’en 1986. Soit cinq ans après les premiers cas connus de la maladie. Un an après le pic de contamination de1985 (Entre 8000 et 10 000 en France). Ce n’est qu’en 1987 que la lutte conte le sida sera décrétée « grande cause nationale » sans jamais que ne soient d’abord évoqués les homosexuels.

Je me souviens de Rock Hudson mais aussi de Thierry Le Luron et de Michel Foucault, morts de « cancers foudroyants »

Le « cancer gay » périphrase qui a longtemps servi à taire la réalité. Avouer être atteint du sida, c’est pour beaucoup sortir du placard. Personne ne veut être le Rock Hudson français. La honte d’une maladie vue comme symbole de dépravation. Et puis il y a eu les courageux, Jean-Paul Aron et sa confession dans le Nouvel Obs, Hervé Guibert et Cyril Collard avec leurs caméras, chronique d’une mort annoncée pour le premier, autofiction à succès pour le second.

Je me souviens de Freddy Mercury dont la mort est annoncée à l’heure du déjeuner.

Je me souviens des Nuits Fauves. J’y vais seule une après-midi caniculaire, dans un cinéma des Champs-Elysées parce que la fille dont je suis raide dingue a déjà vu le film deux fois. Je déteste. La petite fille coincée en moi est choquée. Et la fréquentation quotidienne des poètes maudits et des romanciers décadents ne change rien à ma ringardise.

Je me souviens insulter le pape Jean-Paul II quand j’entends aux informations du matin qu’il a dit que le meilleur préservatif c’était la fidélité

Je me souviens des parfums et des tailles de préservatifs. Je me souviens apprendre à les mettre aux garçons. Je me souviens partir en acheter en pleine nuit. Je me souviens m’en servir comme lubrifiant autour d’un godemichet.

Je me souviens de cette professeur d’anglais, en sixième, qui m’appelait Chipie à cause de la marque de mes classeurs. Mais aussi parce qu’elle ne pouvait pas me cadrer. Une femme sévère et piquante. Retrouvée morte quelques années plus tard - je suis étudiante - dans sa voiture derrière le cimetière. Un suicide. Des rumeurs aussi. Un chagrin d’amour, trop d’amants, et puis le sida dont elle ne peut parler à personne. Ni à son mari, ni à ses deux jeunes enfants, ni à ses amants qui la repoussent. La honte pour cette bourgeoise provinciale à la bouche en cul de poule, catho des mocassins jusqu’au catogan.

Je me souviens de ce garçon qui après le premier baiser me dit qu’il est séropo. J’ai pitié, je l’imagine malheureux, esseulé.   Je lui dis que je m’en fiche. Au matin, il n’a plus de préservatifs. Ce qui n’empêche rien. Pendant trois mois, abstinence, symptômes étranges, pensées morbides. Ce qui me fait le plus peur, ce n’est pas de mourir mais de tuer mes parents quand je leur dirai. Les proches à qui je me confie me traitent d’inconsciente, de folle. Et puis la délivrance : le test est négatif. Quelques mois plus tard, le garçon me rappelle. Il est heureux. La charge virale n’est plus détectable dans son sang.

Je me souviens de trouver ça normal de faire un test de dépistage le jour où je comprends que l’aventure d’un soir va durer un peu.

Je me souviens de cet article dans Libé – qui le signait déjà ? – au moment de la découverte des trithérapies, de cet homme qui disait qu’après s’être familiarisé avec l’idée de la mort et s’y être préparé, il fallait se familiariser avec l’idée qu’il allait vivre. Comment ce qui devait être une bonne nouvelle le torturait, l’obligeait à nouveau à d’autres projections de lui-même.

Je me souviens de toutes ces stars qui roulent des pelles à des séropos pour dénoncer les préjugés attachés  à   la transmission du virus.

Je me souviens de cette assertion qu’il faudrait que chaque américain donne un euro pour éradiquer le sida en Afrique.

Je me souviens qu’un soir ivre dans une boîte de nuit je m’assois sur les dépliants de la nana qui est là pour nous sensibilser aux MST entre filles. Elle me pousse méchant parce qu’elle croit que je me moque de son combat. Je sais bien que les filles saignent, mouillent, éjaculent. Il n’y a pas de populations à risques mais des pratiques à risques : aventures multiples, rapports avec des filles qui ont des pratiques hétérosexuelles non protégées, seringues usagées qui circulent, godemichets sans préso que l’on se refile quand on fait l’amour à plusieurs.

Je me souviens d’une nuit où je regarde un documentaire sur les « années sida » et où j’ai si mal d’entendre ce garçon rappeler qu’entre 1983 et 1985, plus de 50 % des décès en France dans le milieu de la Culture étaient dûs au sida. Et que lui-même à cette époque allait à un enterrement au moins une fois par semaine.

Je me souviens de la mort de Guillaume Dustan. Dans le collège où j’enseigne, à l’exception d’une prof de lettres, personne ne le connaît.

Je me souviens de cet ami qui me raconte comment il ne dit pas toujours sa séropositivité aux garçons qu’il rencontre. Il se protège mais il ne peut pas faire plus. Je comprends dans sa voix sa peur du rejet et de la solitude.

Je ne me souviens plus du moment où j’ai commencé à comparer le sida au diabète.

Je ne me souviens plus du moment où j’ai recommencé à me souvenir que le VIH pouvait être mortel. Peut-être devant ce documentaire consacré au sort de ces africaines atteintes du VIH. Peut-être depuis que j’ai un ado à la maison ; la dernière fois que j’ai fait un test de dépistage, l'ado était dans mon ventre. Mon ado qui ne craint les virus que pour son ordinateur et pour qui le préservatif est la pilule des garçons.

Je pourrais commencer comme ça, avec des chiffres, en disant à l’ado que la deuxième cause de décès chez les jeunes, après les accidents de la route, c’est le sida ; que le sida a déjà fait 56 millions de morts et que chaque année en France 6500 personnes se découvrent porteuses du virus.

Je pourrais aussi lui expliquer avec des mots que s’il n’existe pas encore de vaccins du sida, il existe des traitements antirétroviraux pour les porteurs-euses du virus.

Je pourrais aussi lui dire que le meilleur remède contre le sida, c’est la prévention : capotes, tests de dépistages ou autotests pour connaître son satut sérologique et depuis peu la PreP, un traitement préventif.

Ce que je lui dirai ressemblera aussi à ça

Si tu veux que le jour de tes trente ans le sida soit un vieux souvenir, comme ta mère du siècle dernier en a mille, tu dois t’engager et militer pour un monde meilleur, où tous et toutes auront accès aux moyens dont tu disposes toi pour te prémunir ou te soigner de la maladie. Ne pas t’en laisser conter, t’impliquer dans la vie de la cité, devenir citoyen du monde. Et surtout te souvenir que le pire des maux, ce n’est pas le sida, mais les préjugés, l’indifférence, le rejet et la haine de l’autre.