Le sang des autres

 

L’histoire de l’écriture de ce billet a commencé comme ça. Le jour où Marisol Touraine a annoncé dans Le Monde la levée de l’interdiction pour les homos et pour les bis de donner leur sang. Interdiction levée à partir du printemps 2016, par étapes, d’abord à condition que le donneur n’ait pas eu de rapports sexuels depuis un an. Cette injonction à l’abstinence, c’était tellement cocasse, absurde, rétrograde, que la nouvelle a gagné les réseaux sociaux à la vitesse de deux foulées d’Usain Bolt. Sur Twitter, Robert Ménard, le maire frontiste sans étiquette était l’un des premiers à se fendre de sa petite question rhétorique à la con  : « Au nom de l’idéologie socialiste, doit-on prendre tous les risques ? »

« Tous les risques » ? C’est-à-dire ? Au-delà du risque de contracter le VIH, quels sont ces autres risques qui justifieraient le recours à l’indéfini pluriel ? Et s’il y avait derrière les inquiétudes ménardiennes d’autres peurs ? La crainte, par exemple, d’un sang impur, pollué par le pire des virus, celui du vice contre-nature ? Et si l’homosexualité était aussi une MST, une merde sexuellement transmissible ? Et si le sang de l’autre était cet enfer pavé du gène de la sodomie ? Le même jour, Marisol Touraine n’annonçait-elle pas que bien qu’elle y soit favorable, elle repoussait aux calendes grecques de Lesbos l’ouverture de la PMA pour les couples de femmes ? Le sang, le sperme, nos fluides, cette vie qui grouille en nous et prolifère… Surtout que les homosexuels-les ne fassent pas don de leur sang, surtout qu’ils/elles ne se reproduisent d’aucune sorte. Surtout ne pas risquer le Grand Remplacement des hétéros par les homos, des familles normales par les familles anormales. Et si au delà de la peur d’être contaminé-e par le VIH, c’est du sang de cet autre que l’on ne voulait pas, cet autre que l’on juge puni par là où il a péché quand il est malade, contagieux même s'il n’est pas porteur du virus ? Dans tous les cas : IMPUR.

L’histoire de ce papier a continué quand deux jours plus tard, présentant dans La Voix du Nord ses propositions en matière de santé, Marine le Pen s’est mis Charles Martel en tête de combattre « l’immigration bactérienne » (sic) - comprendre « ces maladies contagieuses non européennes, liées à l’afflux migratoire » (re-sic). Les partis xénophobes ont toujours tricoté leur propagande en entremêlant l’imaginaire de la maladie et l’imaginaire de l’étranger. L’autre, l’ailleurs, sont des réservoirs à miasmes, à microbes, à bactéries, à virus. Au XVIe siècle la syphilis n’était-elle pas pour les Anglais « la vérole française », la « morbus germanicus » pour les Parisiens, « la maladie de Naples » pour les Florentins, le « mal chinois » pour les Japonais ? Attention au non-nous, à l’autre, à celui qui nous est extérieur, l’extraneus. En un mot l’étranger. Il s’agit alors de contrôler le circuit transfusionnel, comme on contrôlerait les frontières, contrôler les flux sanguins comme les flux migratoires.

Et puis il y a eu le 13 novembre. Il faisait si doux. Il était encore si tôt dans le soir.

Le lendemain, les vivants ont répondu en masse à l’appel à donner leur sang. Dans les files d'attente devant les centres de transfusion sanguine, des gays et des bis sûrement, des gays et des bis qui peut-être même avaient fait l’amour avant de venir, pour se laver de la haine, par habitude, par égoïsme, pour oublier. Parce que quand un quartier pisse le sang, il y a un devoir de désobéissance. Parce qu’il n’y a pas d’individus polluants mais que des pratiques qui craignent : baiser sans capote, se piquer avec la seringue du voisin/de la voisine. Parce que même les enculés peuvent être des citoyens humanistes et responsables.

Louison pour Cheek magazine

                                                          Louison pour Cheek Magazine

Devant toutes ces images, celles de ces files d’attente mais aussi celles de ces flaques de sang séchées à l’angle de ma rue, j’ai compris que les djihadistes de la veille étaient comme les Robert Ménard et les Marine le Pen et tous les maniaques de l’identité nationale : ils ont en horreur ces mondes où les sangs se mêlent comme les fleuves à l'embouchure des océans. Le sang de tous ces gens qui ce soir-là ne jouaient pas de la kalachnikov mais qui discutaient, buvaient, dînaient, écoutaient de la musique, dansaient, se retrouvaient, s’engueulaient à la Belle Equipe, au Petit Cambodge, au Carillon, au Bataclan. De tous ces gens mélangeant leurs fluides, pour certains fruits métisses d’amours sans frontières, tous ces gens qui se fichent pas mal de l’idéal d’un sang pur, l’idéal des nazis, le fantasme millénaire de toutes les pensées radicales et totalitaires. « Perdre la pureté de son sang suffit à détruire à jamais le bonheur intérieur et à terrasser l’homme. ». La citation est tirée de Mein Kampf, l’écrit de jeunesse de qui l’on sait.

Pour l’heure, tout ce beau monde a gagné : la France ferme ses frontières. Vous ne m'en voudrez pas alors si mes lèvres qui aiment tant manger, boire, embrasser, lécher, jacasser, sourire, gueuler ne se desserrent pas pour chanter La Marseillaise. Le sang impur, c’est toujours le sang de l’autre. Et la justification obscurantiste de toutes les atrocités qui ensanglantent l’humanité.