La Belle Saison : l'affiche pique les yeux du maire de Camaret

Il y a quelques jours, Philippe de Beauregard, maire FN de Camaret-sur-Aigues, demandait le retrait de certaines affiches annonçant le film de Catherine Corsini, La Belle saison : l’édile avait jugé, après l’avoir vu, qu’il contenait « de nombreuses scènes de nature à perturber un jeune public » avant de préciser qu’il aurait été heurté de la même façon s’il s’était « agi d’une relation hétérosexuelle ».

Catherine Corsini a répondu à la censure par une lettre ouverte publiée sur le site de la SRF (Société des réalisateurs de films). Cette lettre, elle l’a écrite comme si elle ne savait pas, mimant l’indécision, envisageant l’alternative : Monsieur le Maire, « est-ce la caméra qui découvre les poils pubiens d'une actrice, en gros plan comme un tableau, qui vous trouble, ou est-ce de voir deux femmes s’aimer ? » Or Catherine Corsini sait. Catherine Corsini sait parce qu’elle aime les femmes et que, de son propre aveu, le film qu’elle vient de réaliser est débridé. Pas débridé selon l’acception morale de « vaguement dévergondée, sans retenue » mais débridé comme on peut le dire d’un cheval auquel on aurait ôté sa bride ou d’un moteur dont aurait trafiqué le dispositif limitant sa vitesse. Catherine Corsini ne s’autocensure plus – comment  supporter alors la censure des autres ? - elle ne finit plus ses films là où elle aurait aimé les commencer. La réalisatrice sait aussi que montrer « en gros plan » deux femmes s’aimer relève encore pour certains de l’obscène , de ce que l’on voudrait "ob-scaenum", en dehors du regard, hors de la scène du monde dressée là  pour la reproduction de l’espèce.

Quand j’écris « deux femmes s’aimer », j’entends « deux femmes faisant l’amour ensemble » Ces femmes que du temps de Baudelaire, cité par Corsini en clôture de sa lettre, la peinture nommait « les deux amies ». Les deux amies de Fragonard, de Courbet, de Lagrenée, de Robbe, de Lautrec… Une affaire d’hommes.

Lautrec

Les deux amies, Toulouse-Lautrec, 1894

 

Fragonard

Les deux amies, Lagrenée, XVIIIe siècle

 Il faudra attendre Tamara de Lempicka, dans les années dites folles, pour qu’une femme peigne ce qui la regarde. Et que « les deux amies » ne soient plus seulement représentées nues, les jambes mêlées et les cheveux enlacés, les reins lourds d’un plaisir grave. Enfin mises en scène ailleurs qu’au bain ou au bordel, lieu clos en marge de la morale et de la vie officielle.

Lempicka

Les deux amies, Lempicka, 1923

Lempicka 1

Les deux amies, Lempicka, 1928

Virginie Despentes écrit quelque part dans son King Kong Theorie que les écrivains imaginent toujours des héroïnes avec lesquelles ils aimeraient coucher. Il en va de même pour les peintres de nos « deux amies ». Ces femmes-là ne dérangent pas. Peintes la plupart du temps endormies ou causantes de près, les détails de leurs rapprochements demeurent mystérieux. L’imagination des hommes entre par effraction dans une scène qu’ils ont manqué. Dans une scène où ils sont indésirables. Ils représentent alors des amantes euphémisées sous cette appelation clichéique des « deux amies », amies innofensives dont ils n’ont rien à redouter Qu’ont-ils à craindre de ce qu’ils n’imaginent pas autrement que comme des mises en bouche et des mises en jambe anodines ? A une époque où de nombreux mariage sont de raison, le lesbianisme n’est-il pas le meilleur des contraceptifs féminins ? Corps à corps stériles, les ventres ne risquent pas d’être fécondés par une autre semence qui viendrait troubler la traçabilité de la lignée, foutre le bordel dans le patrimoine.

Le mythe des "deux amies" a vécu. A présent, les deux amies baisent sous la caméra d'une femme, elles s'affichent. Elles ne font pas que "s'aimer", elles couchent ensemble, avec leur bouche, leur langues, leurs mains, leur sexe, leur cul... Elles mouillent et jouissent. Comme des grandes quand le soir venant elles n'ont aux lèvres que la bouche et le prénom de celle qu'elles aiment.

Tout ça, Catherine Corsini le sait et l’a filmé. Elle ne s’est pas contenté de représenter ses héroïnes ensemble nues mais ensemble baisant, dans une performance mise en scène par leur désir. L’amour de ces deux-là, leur joie d’être réunies, on se les prend en pleine face, on ne peut plus biaiser, détourner le regard, refuser de voir pour s’imaginer ensuite ce qu’on veut et ce qui nous arrange. Philippe de Beauregard, le maire de Camaret au patronyme si antiphrastique, l’a compris parce qu’il a vu le film. Tout n’est alors que prétexte pour éviter que cette performance du désir entre femmes devienne un spectacle, une chose à regarder. On ôte l'affiche. Pour que cet amour là demeure obscène, en dehors de notre regard. Circulez, il n’y a rien à voir.

Si j’étais vous, M.le Maire dit de Beauregard, je garderai les yeux grands ouverts. Méfiez-vous de de vos sœurs, de vos femmes, de vos filles, de votre mère peut-être. Ces deux amies-là, elles sont partout. Depuis toujours. Et à jamais.