Le plus comique hier soir, lors de la retransmission en direct sur France2 de la soixantième édition du concours de l’Eurovision, ce n’était ni le souffle des ventilos dans les brushings blonds ni les robes fendues dont la différence entre le haut et le bas réside seulement dans le sens de la fente – vers le bas pour le haut, vers le haut pour le bas.
Le plus comique hier soir, c’était l’embarras grammatical de Stéphane Bern et de Marianne James chaque fois qu’il fallait citer Conchita Wurst autrement que par son prénom. Embarras partagé par la majorité des gens et qui n’ôte rien à la bienveillance du présentateur de Secrets d’histoire et de notre diva nationale.
Conchita Wurst, l'embarras du pronom
Dans les premières minutes de l’émission, Marianne James le présente comme « un homme habillé en femme qui se maquille, porte des robe et qui a gardé sa barbe. » Si troublée que, plus tard dans la soirée, au sujet de la robe dissymétrique portée par la présentatrice autrichienne, elle parlera de « nœud érectile »
Stéphane Bern, lui, s’est montré très souvent hésitant :
- « Elle a du mal ou il a du mal à dire pour qui il va voter » (là, il évoque les deux formulations possibles)
- « Conchita raconte que l’année dernière elle était tellement émue qu’il a eu peur de briser le verre, » quand il évoque la remise du le trophée en cristal (il emploie le pronom masculin et le pronom féminin dans la même phrase.)
- Plus tard, alors que Marianne James se fend devant l’apparition de Conchita d’un « Mon Dieu qu’elle est belle », Stéphane Bern emploie dans la phrase suivante le pronom tonique « lui ».
A noter que, barbe ou non, dès qu’on parle d’une personne au féminin, on parle d’elle sous l’angle de ses sapes, de ses chaussures et de son maquillage. Ainsi, Marianne s’est-elle extasiée à différentes moments de la soirée sur les lèvres de Conchita, « qui brillent », sur ses robes, sur ses faux-cils. Quand Conchita a survolé la foule accrochée à un filin, la chanteuse animatrice est presque restée sans voix : « Les escarpins ne sont pas tombés, et le brushing tient. »
Hier soir, le trouble dans la langue était partout. De la « green room » - appelée ainsi parce qu’à l’origine elle était peinte en vert avant de devenir blanche - à l’une des robes portées par Conchita, décrite de manière presque simultanée « vert pétrole » et « bleu canard »
La complexité du monde, des choses et des êtres échappera toujours à la langue commune, cette langue de « l’universel reportage ».
La langue nous aliène, c’est elle qui nous impose les mots avec lesquels nommer le monde, c’est elle encore qui nous fournit les armes avec lesquelles nous prétendons combattre cette aliénation. Elle est fasciste, comme le disait Roland Barthes, parce qu’elle nous oblige à dire, à nommer, selon les stéréotypes qui la façonnent.
La langue nous assigne à résidence, selon l’opinion commune et l’idéologie dominante. Voilà pourquoi il est si difficile de parler de Conchita. S’affirmer dans sa singularité, résultante d’éléments disparates – la robe et la barbe - c’est se jouer du pouvoir de la langue qui se heurte à ses limites. S’interroge. Se réfléchit. Ne se décide pas entre le « il » et le « elle ».
Qu’en pense Conchita ? Dans de nombreux entretiens, il dit s’en moquer. A la fois drag queen - « la reine de l’Autriche », tel qu’il est appelé dans son pays - travesti, transformiste, transidentitaire… autant de réalités qui débordent des cadres de la grammaire française, binaire et figée.
Je l’aurais bien fait gagner encore une fois Conchita, plutôt que de filer la récompense à Mans Zelmerlow, ce suédois qui pour lutter contre le stress raconte vérifier une cinquantaine de fois si sa braguette est bien fermée. Le même qui a qualifié l’homosexualité de « avvikelse », « déviance » en suédois, avant de tenter de se reprendre en précisant qu'il « n'y avait rien de mal à cela » même si c’était plus naturel qu’un homme dorme et fasse des enfants avec une femme.
La présentatrice suédoise, au moment de donner les notes de la Suède, s’est du coup senti obligé de s’excuser au nom de son pays, précisant de manière sibylline que « la différence est seulement dans nos esprits, pas dans nos cœurs ». Conchita évangélique, qui avait déjà consolé la candidate russe malgré la haine que lui voue Vladimir Poutine (que Conchita trouve « beau garçon » et voudrait bien rencontrer), a félicité le vainqueur en l’étreignant (du bras gauche seulement). Conchita est un ange. Et c’est bien connu, les anges n’ont pas de sexe.