Lisa* est une patiente de 32 ans qui est restée en réanimation chez nous pendant 4 mois et qui nous a tous beaucoup marqués. Elle a fait un arrêt cardiaque suite à une "fausse route", un aliment avalé de travers, et ne s'est jamais réveillée. Elle est dans ce qu'on appelle un "état végétatif chronique". Elle ouvre les yeux la journée, les ferme la nuit, tousse, mais ne communique pas. Par aucun moyen. Elle n'a plus conscience d'elle-même ni de son entourage. "Son âme flotte ailleurs depuis longtemps", m'a dit son mari un jour. J'avais trouvé ça touchant.
Mais au sens médical du terme elle est en vie, puisqu'elle respire et que son cœur bat. Complexe. Après de nombreux examens, convocations d'experts pour avis sur son cas, il est conclu que son état restera fixé comme ça, et qu'elle décédera d'une complication à court, moyen ou long terme (infection, embolie...). On ne sait pas.
Face à ce genre de cas, la loi Léonetti nous encourage à éviter "l'acharnement thérapeutique", et même nous autorise à limiter les soins jusqu'à ne plus nourrir ni donner à boire aux patients ! Après de longues discussions entre médecins, nous décidons d'arrêter les soins chez elle, en veillant bien à ce qu'elle ne souffre pas, et dans le doute introduire des traitements sédatifs. Il s'agit d'une décision médicale, et non de la famille ou du patient. Car dans ce cas précis il y avait une divergence de point de vue entre le mari et la mère. Nous avons donc décidé de continuer à la nourrir mais de ne pas traiter une nouvelle infection. Et puis quelques semaines plus tard elle a présenté une infection pulmonaire grave. Pas d'antibiotiques, c'était le deal. En revanche elle respirait de manière très inconfortable et choquante pour la famille, donc nous avons introduit une combinaison sédative classique. Les heures ont défilé. La famille se relayait à son chevet jour et nuit.
72h après, j'étais de garde. Deux heures du mat' : l'infirmière m'appelle pour venir constater les décès. Ca y est. Je fais sortir la famille de la chambre, les installe dans une pièce au calme, leur offre des cafés. Je retourne dans la chambre de Lisa, finalement plutôt soulagée par son départ après ces trois jours difficiles. Mais je suis à peine entrée qu'elle produit un long râle d'agonisant : il m'a paru durer une éternité. Elle est encore là. Ben merde alors. Qu'est ce que je fais? J'appelle ma chef, un peu catastrophée, qui arrive à ma rescousse. Nous avons accéléré le débit des sédatifs jusqu'à ce que son cœur s'arrête.
Je me souviens être sortie de la chambre choquée, me disant "mais quelle hypocrisie cette loi contre l'euthanasie !". C'est finalement une pratique quotidienne à l'hôpital, puisqu'on sait pertinemment que nos puissants médicaments anti-douleurs peuvent accélérer de manière radicale le décès.
*Le prénom a été changé.