Ecarts croissants entre la fraction la plus riche des Américains et les 99% restants, classe moyenne aspirée vers le bas, paupérisation d'un sixième de la population : dans Le Prix de l'inégalité (Les liens qui libèrent), Joseph Stiglitz dépeint une Amérique fracturée.
Sur cinq cents pages, dont un cinquième de notes et références, le prix Nobel d'économie met en lumière des chiffres effarants, qui placent parfois les Etats-Unis en queue de peloton des pays industrialisés. Cinq indicateurs-clés, longuement commentés dans son ouvrage, d'une nation en crise :
La pauvreté frappe un Américain sur six
Plus de 46 millions de pauvres : les statistiques du bureau du recensement le confirment, la pauvreté se maintient aux Etats-Unis à un niveau record. Joseph Stiglitz insiste sur sa progression : "Les personnes en situation de pauvreté représentaient 15,1% de la population en 2010, elles étaient 12,5% en 2007."
Pire encore, "le nombre de familles américaines en situation d'extrême pauvreté - celles qui vivent avec deux dollars par jour et par personne ou moins encore - a doublé depuis 1996", passant de 636.000 en 1996 à 1,46 million en 2011, dans le pays le plus riche du monde.
Conséquence, un Américain sur sept dépend désormais de l'aide de l'Etat pour ses besoins alimentaires de base.
Les ménages afro-américains ont perdu 53% de leur patrimoine
Dès les années 1980, note Joseph Stiglitz, la rémunération des plus fragiles a diminué. "Les hommes jeunes (25-34 ans) les moins instruits, ceux qui n'ont qu'un diplôme du secondaire, ont vu leur revenu réel baisser de plus d'un quart au cours des vingt-cinq dernières années".
Lourdement endettés pour maintenir leur niveau de vie, ces ouvriers ou employés ont perdu par millions après 2008 leur logement, qui constituait souvent leur seul patrimoine.
Avec de considérables inégalités: "De 2005 à 2009, le ménage afro-américain ordinaire a perdu 53% de sa fortune et le ménage hispanique moyen a perdu 66% de la sienne." Mais "même la valeur nette du ménage américain blanc ordinaire s'est sensiblement contractée", avec "une perte de 16% sur son niveau de 2005".
Criant contraste, pendant que la situation de la plupart des Américains se dégradait, le 1% supérieur "a conservé son emprise sur une part énorme du revenu national, un cinquième".
Et après 2008, "les gains de la reprise sont allés massivement aux Américains les plus prospères". Mieux encore, ce "1% supérieur a accaparé 93% du supplément de revenu créé dans le pays en 2010, par rapport à 2009."
24 millions d'Américains à la recherche d'un temps plein
Le sport favori du Nobel d'économie ? Traquer ce que cachent les chiffres. A quelle réalité, se demande-t-il, renvoie un taux de chômage autour de 8% (8,1% en août 2012) ? Dans une large mesure, au découragement d'une population qui a cessé de chercher.
"En mars 2012", écrit-il, "environ 24 millions d'Américains qui souhaitaient un emploi à temps complet n'en trouvaient pas". Et pour cause : il y avait quatre fois plus de demandeurs d'emploi que d'offres, contre 1,8 fois en 2007, avant la crise.
D'où l'apparition d'une nouvelle composante de la société : "les 'quatre-vingt-dix-neuviens' - ceux qui sont au chômage depuis plus de 99 semaines". Ceux-là, "même dans les meilleurs Etats, même avec une aide fédérale, on les abandonne".
Un adulte sur cent sous les verrous
Les oubliés des statistiques chômage réapparaissent parfois dans d'autres colonnes de chiffres.
Dans un pays où la délinquance reste élevée, Joseph Stiglitz souligne une donnée insuffisamment prise en compte : le taux d'incarcération de la population est le plus élevé du monde", avant des pays comme le Rwanda, la Russie ou l'Iran. Sur 100 000 habitants, 730, insiste-t-il, sont derrière les barreaux, soit près d'un adulte sur cent.
Fruit de la "pauvreté omniprésente et chronique" et du "long sous-investissement dans l'enseignement public et les autres dépenses sociales", cet enfermement massif de "2,3 millions de personnes" finit par coûter cher.
Dans une Amérique où toute dépense publique est suspecte, l'argument peut s'avérer plus convaincant que la maxime attribuée - à tort ?- à Victor Hugo ("ouvrir une école c'est fermer une prison"). En Californie, d'anciens partisans de la peine de mort sont d'ailleurs devenus abolitionnistes au nom des économies, l'emprisonnement d'un condamné à mort coûtant trois fois plus cher que celui d'un détenu ordinaire.
Cinq ans d'espérance de vie de moins que les Japonais
L'économiste égrène aussi quelques classements qui placent les Etats-Unis en queue de peloton de l'OCDE (les pays les plus industrialisés) dans le domaine de la santé. "L'absence d'assurance-maladie est un facteur qui contribue à la mauvaise santé, notamment chez les pauvres", souligne-t-il.
Parmi les conséquences : "L'espérance de vie aux Etats-Unis est de 78 ans, moins que les 83 ans du Japon." En 2009, les Etats-Unis n'étaient d'ailleurs que "quarantièmes au classement général d'espérance de vie, juste derrière Cuba." Quant à la mortalité infantile des moins de cinq ans, "c'est pire qu'au Belarus et en Malaisie".
Des mauvais indicateurs, écrit-il, qui "sont largement le reflet des statistiques désespérantes des Américains pauvres : leur espérance de vie est inférieure de près de 10% à celle des plus riches".
Plaidoyer pour une société plus égalitaire, le livre se conclut par cet avertissement : "Le 1% supérieur a les plus belles maisons, la meilleure éducation, les meilleurs médecins et le mode de vie le plus agréable, mais il y a une chose que l'argent, apparemment, n'a pas acheté : la compréhension que son sort est lié à la façon dont vivent les 99% restants".
Un avertissement au président américain Barack Obama, candidat à sa réélection et qui n'aurait pas assez rompu, selon l'auteur, avec la politique du "1%, pour le 1%, par le 1%" ?