Le décalage est énorme. Aussi vertigineux que la différence de températures entre la métropole et les Antilles. Le chaud et le froid.
Sur les marches du palais, dans la cour de Mai, plus de 300 magistrats, avocats et autres professionnels de la justice manifestent leur mécontentement face à ce qu’ils appellent une « justice aux ordres ». Ils sont en robe et scandent « Assis, debout, mais pas couchés ». Un an plus tard, l’annonce présidentielle dans les mêmes lieux, ils n’admettent pas que l’instruction confiée aux juges devienne demain l’enquête dans les mains du procureur. Une guerre ouverte en quelque sorte entre les magistrats du siège et ceux du parquet.
Dans la grande salle de l’assemblée plénière, on se bousculait, invitation en main, pour rejoindre sa place. C’est un rituel annuel. A l’audience solennelle, on se retrouve, on se souhaite une bonne année. C’est le lieu où les membres du gotha judiciaire doivent être. Pour la seconde fois depuis son arrivée à Matignon, François Fillon est présent.
Décalage entre les discours, véhéments et énergiques, des manifestants et ceux, surannés et révérencieux, des chefs de juridictions de la plus haute cour. Pas question pour Vincent Lamanda, le premier Président, de parles des choses qui fâchent. Il axe son intervention sur les bienfaits de la dématérialisation de la procédure et du recours à l’informatique. Pas un mot sur la réforme. Le Procureur Général, Jean Louis Nadal, accepte d’aborder la question qui mobilise ses collègues à quelques mètres de là. Il ne se fait pas leur porte-parole. Bien au contraire puisqu’il déclare sans ambigüité que le rapport Léger, qui sert de fondement au projet de loi, « va dans la bonne direction ». Simplement, en fin juriste, il souligne deux complications.
L’un concerne le statut du parquet dont il préconise qu’il soit reconsidéré. « Ne faut-il pas s’inquiéter de la conformité aux principes constitutionnels (…) des pouvoirs nécessairement renforcés d’un parquet en charge de l’instruction des affaires pénales » souligne M. Nadal.
L’autre concerne la place du plaignant dans le déclenchement de la procédure, suite à la disparition de la constitution de partie civile devant le doyen des juges d’instruction. Pour le Procureur Général, « l’injonction de faire donnée par le juge (de l’enquête et des libertés) au parquet qui ne voudrait pas faire paraît à cet égard illusoire ».
Dans son intervention, le Premier ministre a défendu deux points de ce projet. D’abord la garde à vue. « Nous devons la repenser (…) Elle n’est pas un verdict, elle est un moyen ». Ensuite l’instruction. « Le parquet ne sera pas le seul acteur de l’investigation. Le nouvel équilibre impliquera des pouvoirs et des contre pouvoirs » ;
En guise de réponse à ceux qui manifestaient dehors, à ceux qui « font planer la menace d’une justice aux ordres », le chef du gouvernement a déclaré : « Ni l’indépendance de la magistrature, ni la manière dont la France a historiquement organisé la séparation des pouvoirs ne seront remises en cause par la réforme ».
Un discours qui s’est achevé dans un silence lourd. Aucun applaudissement n’a accompagné la sortie de François Fillon. Quelques minutes plus tôt alors que l’un des plus hauts magistrats de France s’exprimait, on pouvait distinguer quelques huées, quelques bruits de sirènes provenant des couloirs du palais.
Le décalage entre une expression de colère et une atmosphère ouatée, pleine de solennité.