Quoi ma génération, qu'est-ce qu'elle a ma génération ? C'est quoi une "génération" d'ailleurs ? En un mot : pourquoi "Génération Quoi ?"
Un texte signé Christophe Nick, producteur.
UNE GÉNÉRATION N'EST PAS UNE COHORTE.
Ah ! Qu'est-ce qu'une cohorte ? L'ensemble des individus nés la même année. La cohorte 1992 rassemble tous ceux qui ont eu vingt ans en 2012. A priori, ils ne sont pas très différents des individus ayant vingt ans en 2013, formant la cohorte 1993…
Une génération, c'est autre chose : l'ensemble des individus ayant vécu au même âge un événement tellement marquant qu'il va conditionner leur vie. Exemple : avoir eu 20 ans en 1914, c'est forcément vivre une expérience que les plus de trente ans ne peuvent avoir vécue. La moitié des jeunes gens de cette génération sont morts dans les tranchées. Sur l'autre moitié, 50% sont estropiés, mutilés, handicapés. La moitié des jeunes femmes sont veuves, avec une famille à soutenir...
Rien à voir avec ceux qui ont eu 10 ans en 1914. Ceux-là entrent dans l'adolescence sans père. Ils auront 25 ans lorsque leur tombera dessus la crise de 1929. Ils auront 30 ans quand Hitler prendra le pouvoir, et 35 lorsqu'éclatera la Seconde Guerre mondiale.
Ces deux générations, totalement maudites, auront vécu des destins très différents. Ce vécu marquera toute leur vie, influencera leurs réactions politiques, le champ des valeurs, les attitudes et comportements. Ils seront affectés par ce que les sociologues appellent une « scarification », la même cicatrice qui marque l'ensemble des membres de cette génération.
Pour résumer : chaque année voit naître une cohorte. Mais il n'y a pas toujours d'événement suffisamment signifiants pour dire que chaque cohorte va devenir une génération distincte des autres. Une génération rassemble souvent plusieurs cohortes. C'est par exemple le cas de la génération « poilus de 14-18 ».
Autre exemple. Avoir eu 20 ans en 1960, c'est être né en 1940 pendant l'exode. C'est aussi, pour les garçons, partir faire la guerre en Algérie. Rien à voir avec ceux qui, huit ans plus tard, auront 20 ans en mai 68. Ceux-là sont nés juste après la Libération, à partir de 1948.
Les « soixante-huitards » forment une génération très cohérente. Elle a été étudiée, filmée, racontée - souvent par eux-mêmes.
Au fil du temps, les sociologues ont préféré regrouper l'ensemble des individus nés entre 1944 et 1957 sous le terme de « génération baby boomers ». Ils ont échappé à la guerre d'Algérie, ont 20 ans au sommet des Trente Glorieuses, entre 1964 et 1977. Tous n'ont pas fait les barricades. Ce sont pour beaucoup des fils de paysans ou d'ouvriers qui vont devenir employés ou cadres. Génération « ascension sociale » et en même temps « conflit de générations ». Dialogue pas simple, à Noël, entre un père éleveur de bovins et son fils cadre dans la pub...
Cette génération « baby boomers » a très tôt pris l'ascendant sur les précédentes, dans la rue d'abord, en imposant ses codes culturels, ensuite. Elle va accéder au pouvoir en mai 1981, avec l'élection de la plus jeune Assemblée nationale de l'Histoire de France.
MAIS UNE GÉNÉRATION CHASSE TOUJOURS L'AUTRE
A partir de 1978, avoir vingt ans, c'est se confronter au chômage de masse. La rupture est évidente.
Très vite, les observateurs eurent sur cette nouvelle génération un regard... disons condescendant : la « bof génération », disaient les soixante-huitards, génération réputée désintéressée de tout, molle, aimant Renaud et Goldman, les Rita Mitsouko et Michael Jackson.
Surprise en 1986 : le mouvement des étudiants et lycéens contre la réforme Devaquet jette un million de jeunes dans les rues. Oubliée la « bof génération ». Voici venue la « génération morale ». Ce n'était pas un désir de changer le monde qui les guidait, mais l'exigence de justice, d'équité et d'anti-racisme (époque « Touche pas à mon pote »). On a ensuite parlé de « génération Sida », puis de « génération stagiaire », avant que ne s'impose le terme de « génération X ».
La « génération X » rassemble, dans son acceptation large, l'ensemble des individus nés entre 1958 et 1978. Ils entrent dans la vie adulte entre 1978 et 1998, avant qu'internet ne devienne le mode de communication de base, mais en étant déjà équipés d'ordinateurs personnels. Ils ne bénéficient plus des Trente Glorieuses, ne connaissent qu'une succession de phases de croissance puis de crise violentes. Cette époque de transition sociale (on sort du monde industriel, on n'est pas encore dans le monde numérique) est un véritable yo-yo. Tout va très bien en France entre 1988 et 1990. Le mur de Berlin vient de tomber, l'expansion économique est forte. Et bim ! : Saddam Hussein envahit le Koweit, c'est la guerre du Golfe, le « nouvel ordre mondial », l'hyper-puissance américaine, et une grande dépression économique qui fait exploser le chômage. Les cycles de crise et de reprise n'ont plus fait, depuis, que s'enchaîner.
D'après les sociologues (ils sont nombreux, aux Etats-Unis et au Canada, mais aussi en Europe à avoir travaillé sur cette question), le cœur de cette génération a 20 ans entre 1978 et 1985, elle est punk et post punk à ses débuts, les suivants seront grunge et/ou techno. Désabusée, sans illusion, elle serait « nomade » au sens où vivre ici ou là-bas, en couple ou pas, puis à nouveau en couple et plus du tout, n'est qu'une succession d'expériences et d'aventures, un enchaînement de temps forts et de ruptures. L'individu « génération X » se construit tout au long de sa vie, sait qu'il va changer au moins quatre fois de métier dans sa carrière. Cette génération serait caractérisée par la perte de confiance dans les institutions politiques, une propension forte à divorcer, une évolution vers l'unisexe (en tout cas l'intégration de l'émancipation des femmes), le recul de l'âge du premier enfant, plus généralement la limitation drastique des naissances.
La nouvelle rupture vient avec ceux nés après 1980. Ils ont vingt ans à partir de 2000. Par commodité, souci marketing et managerial, certains l'appellent « Génération Y ». Parce qu'ils demanderaient toujours « pourquoi » (why en anglais, homonyme de Y). On dit aussi que le fil des écouteurs vissés à leurs oreilles et relié à leur lecteur MP3 forme un Y...
Le fait est que Y vient après X. Le reste n'est qu'explications a posteriori. Ce qui la distinguerait radicalement des précédentes générations serait d'être « digital native », née avec du numérique dans le biberon. Ceux qui la forment seraient habiles avec les technologies, mais allergiques aux hiérarchies et à l'autorité. Le mode de vie en réseau (immatériel ou pas) modifierait en profondeur leur rapport aux autres, au monde, à la société.
Cette définition est trop étroite pour justifier le terme de « génération ». Elle est d'ailleurs avant tout utilisée par les DRH des grandes entreprises pour trouver un sens à des comportements qu'ils ne comprennent pas. Parler de « Génération Y », c'est nier la scarification fondamentale qui touche cette génération : la crise de 2007-2008 remet en question radicalement le modèle néo-libéral, dominant depuis le début des années 80. Cette génération est marquée au fer rouge par le 11 septembre 2001. Elle constate le délitement du projet européen. Elle a été gavée de débats sur les questions d'identité, de violence et du « vivre ensemble ». Au lycée, elle a fait grève, massivement, en 2006 contre le Contrat de première embauche (CPE). Elle va payer les dettes accumulées par les générations précédentes, et payer les retraites des baby-boomers, sans pour autant avoir d'emploi stable avant... longtemps !
Contrairement à la « génération morale », elle semble très clivée politiquement. Un quart des moins de 30 ans ont voté Marine Le Pen à la présidentielle de 2012 ; un autre quart Sarkozy. Un troisième quart Hollande...
Nous voyons bien que la maîtrise technologique n'est qu'un aspect parmi trop d'autres. Crise du logement, crise du travail, crise climatique, crise des matières premières... Les remises en question sont copieuses, elles affectent directement la vie quotidienne, le regard sur le monde, les projets de vie, les projections dans le futur.
Cette génération (quoi ? ) rassemble les enfants de ceux qui ont subi le début de la Grande Crise (1978, deuxième choc pétrolier, début du chômage de masse). Qu'est-ce qui s'est transmis ? Entre parents ayant tous connus le chômage et enfants confrontés à la précarisation, au déclassement et à la course au diplôme, c'est souvent le « passe ton bac+5 d'abord » qui a dominé.
ET ALORS ?
L'étude commence là. L'enquête, le questionnaire, les documentaires que le site « Génération Quoi ? » met à votre disposition ont pour but de mesurer, recenser et écouter cette génération. Nous sentons bien qu'elle est différente. Nous savons par sondage qu'elle est jugée très négativement par les adultes (malpolie, irrespectueuse, glandeuse-fumeuse-de-joints,...). Les indicateurs socio-économiques qui la décrivent sont durs.
Notre seule certitude, c'est que les autres générations sous-estiment considérablement les problèmes que vit cette génération. Comme un immense plafond de verre, quelque chose la bloque, l'empêche de prendre sa place. L'allongement sans fin du temps d'étude, l'impossibilité de partir de chez ses parents, la honte du déclassement, tout cela rend très complexe l'autonomie, sans parler de la prise d'indépendance - un phénomène totalement nouveau dans l'Histoire moderne. En même temps, nous avons constaté une énergie folle dans cette génération, son ras-le-bol d'être tout le temps définie négativement (soit problème social, soit problème tout court).
Nos impressions ne sauraient suffire.
Il est temps que cette génération prenne la parole, se trouve elle-même et nous parle. A nous d'écouter et de lui faire sa place. Et puis qu'elle se donne une identité, en trouvant son nom. Pour commencer.