Lorsqu'elle devient présidente du Front national en janvier 2011, Marine Le Pen dit vouloir assumer « tout l’héritage du FN » et prendre toute l’« histoire » du parti. Mais laquelle ? Celles des hommes et femmes du Front national, des militants, adhérents et élus qui œuvrent pour leur mouvement, déchiré par des rivalités internes et des ambitions concurrentes ? Celle de ses bâtisseurs qui, pour la grande majorité, sont décédés ou ont quitté le FN ? Celle de ses numéros deux, scandée la plupart du temps, à un moment ou un autre, par le mot « émancipation » ? Celle de Jean-Marie Le Pen – pivot, âme et moteur – de ce parti ? Un président qui entend contrôler ce qu’il considère comme sa propriété personnelle et qui ne peut supporter une quelconque émancipation de ses fidèles... ou la sienne, en cours d'écriture ?
Retour sur une histoire
Le FN a 45 ans ces jours-ci. En cette veille d'anniversaire, le Front national s’apprêterait à entamer un nouveau chapitre de son histoire : celui de sa refondation. Tourner les pages, pas seulement celles « de tous les déchirements historiques du XXème siècle » comme l'avançait Carl Lang au début des années 1970 peu après l'apparition du FN mais, également, celles concernant des protagonistes de l'histoire du parti comme François Robert, François Duprat, Bruno Mégret, Jean-Marie Le Pen, Florian Philippot, etc. « C’est déjà du passé » affirme Marine Le Pen quelques jours après le départ de son ancien vice-président. Et, en général, la sémantique suit la rupture. Elle évolue. Certains mots et formules, calqués sur les périodes précédentes, disparaissent tout comme des filiations historiques jugées embarrassantes. Le terme « patriotes », du nom du mouvement politique de Florian Philippot, devrait se volatiliser pour laisser place à « nationaux ». Mais dans les faits, ce n'est pas si simple que cela. Déjà, au FN, on n'a pas attendu les années 2010 pour utiliser « patriotes » . Il s'intègre dans le discours originel du parti ; et ce n'est pas le seul.
Émanation du groupuscule néofasciste Ordre nouveau, le Front national pour l’unité française (FNUF), immédiatement appelé Front national (statutairement, le parti prend la dénomination FN en 1995) se présente comme une fédération nationaliste et unitaire à son apparition le 5 octobre 1972. Il aspire à devenir une structure indépendante de la droite classique pour réunir « tous les patriotes désireux de barrer la route au communisme et de rénover la nation », ceux qu’il considère comme les seuls représentants de la droite « sociale, populaire et nationale » dont il se réclame alors. La constitution légale du FN date du 27 octobre 1972, jour du dépôt de ses statuts à la Préfecture de police de Paris. L’objet du parti, domicilié à l’adresse de la Serp (Société d’études et de relations publiques) rue de Beaune, dans le septième arrondissement de Paris, est de « promouvoir et d’organiser la participation de ses membres à la vie politique sous toutes ses formes ainsi que l’application de tous moyens propices à la réalisation de son objet ». En d’autres termes, il s’inscrit dans le regroupement des forces de l’opposition nationale dans la perspective du renouvellement législatif quelques mois plus tard.
Le premier logo du parti et sa filiation historiques sont signifiants : une flamme bleu-blanc-rouge - « emblème du FN, la flamme tricolore, symbole de foi et d’espérance nationale » - plantée sur un socle rouge où le sigle FN se détache en lettres blanches.
Sa filiation avec celle de la flamme du parti néofasciste italien, le Movimento sociale italiano (MSI), est connue.
De longues années vont être nécessaires pour s'émanciper de ce modèle. En octobre 2011, en Italie, Marine Le Pen présente l’édition de sa biographie À Contre-flots, paru en 2006. Un dialogue s’instaure entre Assunta Almirante – la veuve de Giorgio Almirante, fondateur du MSI –, un homme de l’assistance et la toute nouvelle présidente du FN (Dans La face cachée du nouveau Front, documentaire de Mathias Hillion et Karim Rissouli, diffusé le 18 décembre 2012 par Canal Plus). Les quelques paroles échangées au sujet du logo des deux partis sont révélatrices. Assunta Almirante commence par rappeler à Marine Le Pen la filiation italienne dans la genèse du FN : « Elle le sait qu’on lui a donné notre symbole ». L’homme intervient à son tour : « Vous avez conservé la flamme ». Marine Le Pen continue : « Ah, on vous l’a empruntée, on a soufflé dessus ». Et Assunta Almirante de conclure : « J’aimerai dire un mot à mon amie que je connais depuis de nombreuses années. Je vous rappelle que le FN a vu le jour avec Jean-Marie Le Pen et Giorgio Almirante. Nous sommes très heureux qu’elle prenne la relève de son père ».
Au fil des années, l’ensemble des familles du nationalisme français a rejoint le parti d’extrême droite appelant à la « réconciliation nationale ». Les différentes sensibilités et individualités de l’extrême droite française figurent à l’origine du mouvement : anciens SS, anciens collaborateurs du régime de Vichy, anciens poujadistes, anciens de l’OAS et militants de l’Algérie française, nationalistes-révolutionnaires, royalistes, auxquels s’associent des personnalités diverses. Chaque sensibilité s’adapte, en fonction de sa culture politique propre, aux thèmes de la propagande frontiste émergente. La confrontation entre les nationalistes de la première génération s’intègre dans l’histoire originelle du FN et s’oppose à la seconde génération qui, elle, n’a pas directement vécu la Seconde Guerre mondiale et la Guerre d'Algérie. Le Front national des années 2010 en est issu. Ce sont deux visions, deux héritages qui, dans certains domaines, parce qu’ils sont antagonistes, annoncent et constituent des combats idéologiques durables au sein du Front national. En même temps, dès la fin des années 1970, et encore plus depuis les années 1990 avec Bruno Mégret, le FN cherche à s'émanciper d'un héritage, à évoluer et changer d'image... et donc, à s'affranchir de certaines périodes constitutives de son histoire. C'est un des piliers de la stratégie de « dédiabolisation » mise en place par Bruno Mégret et reprise par Marine Le Pen dès le début des années 2000.
Le changement de nom du parti et de logo devrait être concrétisé au printemps 2018, lors du prochain congrès du FN. Il ambitionne d’ouvrir le chapitre de cette autre histoire, celle d’une nouvelle formation politique qui n’aurait rien plus grand chose à voir avec le FN. Mais n'oublions pas. Des hommes du Front sont là pour revenir sur l'histoire de leur formation politique. Chaque « départ » représente, pour certains, l'occasion de souligner un itinéraire. Par exemple, peu après la mort accidentelle de Jean-Pierre Stirbois (5 novembre 1988), Francis Bergeron, journaliste et écrivain lié à l’extrême droite et ancien compagnon de route du Secrétaire général du FN, veut rappeler ce « soldat d’une cause » et souligner qu'avec sa mort, « c’est une page du nationalisme français qui se tourne. Celle qui fut écrite par la génération des militants de l’après-Mai 68 ». Michel Collinot, lui, a perdu son vieil et fidèle ami et sait que le « Front national (lui) doit son organisation et son appareil. Il n’était pas homme de compromis, c’était un militant nationaliste, solidariste ; un homme de conviction et de fidélité, (...) infatigable ». L'après Philippot n'échappe pas à la règle. Certains observateurs et proches soulignent son rôle qu'ils considèrent comme central dans la dynamique du FN mariniste et font part de leurs désaccords sur la gestion de cette crise. Début septembre, Julien Acard quitte le Front National suite à l’éviction confirmée de Sophie Montel à la présidence du groupe FN du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté. Il revient sur l'apport de l'ancien vice-président en ce qui concerne, notamment, la souveraineté monétaire et les questions sociales. Pour lui, « Florian est quelqu'un de brillant, qui parle avec tout le monde, qui veut rassembler un maximum les souverainistes qui soient de gauche ou de droite (...) Il a choisit de s'engager en politique pour la France, pour les Français ». Quant à Jean-Paul Brighelli, délégué national à l'instruction publique de Debout la France, il voit en Florian Philippot un « garçon dont la stratégie souverainiste de méfiance européenne a attiré un électorat qui n’avait jamais voté et qui ne votera plus Le Pen ». Pour cet ancien d'extrême gauche, spécialiste des questions d'éducation, le FN « n'existe plus ».
Certes, pendant la « journée des élus » à Poitiers le 1er octobre, le député du nord Sébastien Chenu a confirmé qu'il « faut tout changer du sol au plafond ». Et pendant son discours de clôture, la présidente du FN a réaffirmé son objectif : prendre le « pouvoir ». Avec cette idée en tête, inscrite noir sur blanc - ou plutôt banc sur bleu - derrière elle : « Défendre les Français ». C’est le titre du premier programme du FN. Un fascicule de 31 pages, publié en février 1973, présenté comme la « plate-forme électorales en vue des législatives ». Un programme qui résume les « principes frontistes sous la triple approche nationale, sociale et populaire ».
Si le parti a rompu avec le lepénisme historique sur plusieurs points, notamment l’antisémitisme, il reste son héritier dans bien des domaines.