« Nous avions tout à perdre et rien à gagner. Cela a bien changé »

Affiche FN début des années 1980.

C'est pourquoi pas un parallèle dressé entre deux hommes, deux anciens numéro 2 du Front national qui ont marqué l'histoire de leur parti : Jean-Pierre Stirbois et Bruno Gollnisch. Mais c'est surtout une époque qui est mise en évidence : celle du début des années 1980 avec un FN qui émerge. À ce moment-là, se souvient un militant, ils avaient « tout à perdre et rien à gagner ».

Il y a quelques jours, Bruno Gollnisch était l’invité politique de Jérôme Florin en direct sur RTL. Son intervention a été largement relayée parmi ses partisans. Le FN l’a mise en ligne. Pendant ces quelques minutes, le député européen réagit à l’actualité. En toute fin, ce fidèle de Jean-Marie Le Pen et de sa fille affirme que, « pour le moment », il ne voit pas « d’autre candidate pour 2022 » que la présidente du FN. Elle a fait « une très bonne campagne ». Elle le « reconnaît, elle a raté le débat, plus d’ailleurs peut-être dans le ton que dans le fond ». Le dialogue entre le journaliste et le député européen se poursuit et se termine ainsi :

- « Il n’y a pas de remise en cause du chef aujourd’hui au FN ?

- Nous ne fonctionnons pas comme ça. Nous fonctionnons dans le cadre (...) d’une amitié, d’une identité de convictions qui est très forte même si c’est vrai qu’il y a des nuances. Vous allez me dire, par exemple, qu’on est pas tous d’accord sur les modalités de la récupération de notre souveraineté financière (…). Ce sont des nuances par rapport à tout ce qui nous unis.

- Il faut changer le nom FN ?

- Je n’y suis pas favorable parce que je trouve que c’est un nom qui a été porté honorablement. Il y a eu beaucoup de sacrifices (…) consentis et de circonstances extraordinairement difficiles qui ont été traversées. En revanche, si comme je le souhaite, il y a un cartel électoral avec des alliés (…) à ce moment il est normal que le chapeau qui coiffe cette alliance électorale soit évidemment autre chose que celui du FN. D’ailleurs lorsque j’ai été élu à l’Assemblée nationale en 1986, c’’était sous l’étiquette ‘’Rassemblement national’’ ».

Il ne s’est, pour ainsi dire, jamais opposé à Jean-Marie Le Pen. Bruno Gollnisch a été perçu, à plusieurs reprises, comme son héritier politique. Une carrière et évolution quasi-exemplaires au sein du FN : l'ancien professeur de langue et civilisation japonaises à Lyon III a été, entre autres, élu député aux législatives de mars 1986, secrétaire et délégué général du FN et son vice-président, conseiller régional de Rhône-Alpes, député européen depuis 1989, membre du BP et du CC... et le candidat malheureux à la succession de Jean-Marie Le Pen début 2011.

Il s'inscrit dans la filiation du lépénisme historique. Il pourrait revêtir les habits de l'intermédiaire entre le père et la fille. Sur son site, un des commentaires de sa prestation sur RTL opère justement un saut de plus de trois décennies dans l'histoire du FN ; le début des années quatre-vingt, la période des premiers succès électoraux, des bâtisseurs du parti. Un nom de ville est lâché : Écluzelles... et Bruno Gollnisch est comparé à Jean-Pierre Stirbois.

 

EC

 

« Nous avions tout à perdre et rien à gagner. Cela a bien changé »

Écluzelles en Eure-et-Loir, à une dizaine de kilomètres de Dreux. La ville des parents de Marie-France, l’épouse de Jean-Pierre Stirbois. Celui-ci y est candidat pour la première fois au législatives du printemps 1978 (12 mars). Il recueille 2,10 % des voix.

Dix jours avant ce premier tour, le Front national clôt sa campagne à la Mutualité devant un public estimé à 1 200 personnes. L’affiche « Les Français d’abord “1 000 000 de chômeurs c’est 1 000 000 d’immigrés en trop” Le 12 mars 1978 Votez pour les défenseurs des travailleurs français Front national » surplombe l’estrade. Les meetings du FN s’enrichissent d’une première partie variété avec les prestations des chanteurs « nationalistes » Georges Sampa et René Dudan. Jean-Marie Le Pen affirme notamment : « Lorsque les Français sont revenus d’Algérie, les tueurs du FLN se sont accrochés à leurs pas. Ils font partie de cette masse de travailleurs immigrés qui prennent les emplois de nos jeunes. Notre pays s’affaiblit encore par la dénatalité de la France, organisée par Mme Simone Veil et les dirigeants de la société libérale avancée. Et cette société libérale avancée et permissive a conduit la France au bout de l’insécurité. (...) Je vous invite à voter Front national au premier tour et refuser de soutenir les bradeurs de l’Algérie et les dirigeants de notre pays qui se dirigent vers un régime socialiste ».

Jean Castrillo, Pierre Pauty, André Dufraisse, André Delaporte ou, encore, Mark Fredriksen apportent par leur candidature une coloration néo-nazie à ces élections, en raison de leur engagement lié à la Collaboration et/ou de leur affiliation à une mouvance ultra-radicale. Au premier tour, le Front national obtient 0,33 % des suffrages exprimés. Ses deux meilleurs scores, à Paris, s’incarnent dans les résultats de Jean-Marie Le Pen (cinquième circonscription, 3,91 %) et de Michel Bayvet (sixième circonscription, 2,34 %).

Le 18 mars, François Duprat est tué dans l'explosion de sa voiture. Le FN se trouve confronté à des difficultés financières, logistiques et structurelles dont un problème interne qui commence à poindre : le secrétaire général Alain Renault doit faire face à un courant solidariste de plus en plus fort, incarné par Jean-Pierre Stirbois. Ce dernier possède une arme supplémentaire : son imprimerie de la rue Sauval qui gère, à tous les niveaux, la propagande du parti.

Pour beaucoup, Jean-Pierre Stirbois est considéré comme un militant et cadre exemplaire. En mars 1979, pour les cantonales, il tient réunion dans les villages autour de Dreux. Les résultats le distinguent, une nouvelle fois : 12,63 % dans le canton ouest pour lui et 9,5 % dans le canton est pour son épouse. Le 13 mai 1981, il devient Secrétaire général du FN, en remplacement de Pierre Gérard. À peine nommé, il vise Dreux pour les législatives à venir. Cette ville industrielle a vu sa population doubler pendant les Trente Glorieuses. Dreux détient un sinistre record : celui du plus fort taux de chômage de la région Centre. La ville « souffre d’une affection étrange : elle a mal à ses immigrés », rapporte le journaliste Gilles Bresson dans Libération : entre 22 % et 24 % des 35 000 habitants. Le travail de terrain entrepris par Jean-Pierre Stirbois est la clé de sa réussite : des réunions entre sympathisants sont mises en place comme des déplacements sur les marchés, dans les halls d’immeubles ou encore aux sorties d’usine. « Pour réussir, il faut s'investir physiquement dans une circonscription, la  labourer », se plait-il à souligner. Aussi, comme il l’a fait au sein d’autres organisations politiques, Jean-Pierre Stirbois crée des réseaux, recrute des militants. Écluzelles devient une « vraie fourmilière ». Il pousse à militer, désire que le mouvement s’implante en province et, chose originale à l’époque, qu’il s’ouvre à l’électorat ouvrier. Ces trois fondamentaux, il veut les appliquer au FN.

Le débat immigration = chômage = insécurité est au cœur de la campagne des municipales partielles de Dreux (4-11 septembre 1983), illustrée par une des affiches emblématiques du FN (et réactualisée) : « 2 millions de chômeurs, ce sont 2 millions... d’immigrés de trop ! La France et les Français d’abord ! ». La propagande frontiste tente de séduire l’électeur en développant l’idée d’une protection, voire d’une préférence qui serait offerte aux immigrés aux dépens des Français. De nouveau, Jean-Pierre Stirbois part à la conquête des voix. A Écluzelles, ce sont « les trois / huit en permanence ». Le secrétaire général du FN mène une « campagne de terrain, (...) extrêmement basique sur le plan intellectuel », rapporte Jean-François Jalkh qui se rend souvent avec lui à Dreux. Jean-Pierre Stirbois sait « comment il faut parler aux petites gens » dans cette ville, où son implantation est désormais établie. Carl Lang se souvient aussi : « C’était du militantisme de combat au sens réel du terme. Nous avions la culture du combat politique et le sentiment de fraternité. Nous nous battions sans espoir de succès ». Pour le premier tour, sa liste recueille 16,72 % des voix. Pour le second, Jean-Pierre Stirbois fusionne avec la droite et des non-inscrits. La liste d’union Front national-divers droites mène campagne pendant une semaine et remporte les élections. Avec plus de 55 %, elle obtient 31 élus. Jean-Pierre Stirbois devient troisième adjoint au maire de Dreux. Il est alors intimement persuadé de deux choses : l’électorat du FN est populaire et seul son parti peut être un barrage à la gauche.

En 1983, 250 adhérents seraient à jour de cotisation. Un peu plus de trente ans plus tard, leur nombre a explosé. Le 24 octobre 2014, au Congrès de Lyon, on annoncerait 83 087 adhérents à jour de cotisation. À l'été 2015, lors du vote sur les nouveaux statuts du FN, ils auraient été 28 000 à s’exprimer sur 52 000 adhérents annoncés. Ces informations proviennent d'un entretien que Bruno Gollnisch accorde au JDD le 1er août 2015.  Le député européen ne fait pas que souligner cette baisse inquiétante. Il s'inquiète de la probable exclusion de Jean-Marie Le Pen (confirmée quelques jours plus tard) et, du même coup, de l'avenir du Front national. Surtout, il conclut ainsi : « Des concessions mutuelles s’imposent pour conserver les chances de Marine Le Pen à la présidentielle de 2017. Une division dans nos rangs serait très néfaste au moment où nos adversaires font tout pour s’unir ». La division : une situation que Bruno Gollnisch a connue au moment de certaines crises, notamment la scission mégrétiste de fin 1998.... et qu'il appréhende dès l'été 2015 pour l'échéance présidentielle de 2017 et pour la suite de l'histoire du FN.