"Travailleurs Français, ouvrez les yeux !"

Affiche FN années 1970

Vendredi 24 mars, la Confédération Générale du Travail (CGT) publie un communiqué. Son intitulé ? « La CGT vote pour le progrès social ». Un de ses objectifs ? Aucune consigne de vote mais quelques lignes qui veulent avertir du danger représenté par le vote FN : « Nous alertons le monde du travail contre ceux, à l'extrême droite, dont le FN est l'un des porte-drapeaux, qui prônent la division des travailleurs du fait de leur origine, leur statut ou leur situation sociale. (…) Nous refusons d’avoir le choix entre le pire et le moins pire. Nous voulons le meilleur ». D’autres syndicats majoritaires - la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et la Fédération syndicaliste unitaire (FSU) - ont décidé, également, d’alerter leurs membres. Pour tous, il s’agit de souligner l’illusion FN et de revenir sur cette incompatibilité entre leurs valeurs et celles mises en avant par le Front national.

Cela fait un moment que les syndicats français s’inquiètent de la confusion pouvant être induite par la stratégie frontiste auprès de leurs adhérents. D’après le FN, de nombreux syndicalistes auraient rejoint le parti de Marine Le Pen. Sans être spectaculaire, cette progression inquiète les centrales syndicales. Fin 2014, Thierry Lepaon, alors secrétaire général de la CGT, se trouve en séance du bureau confédéral de son syndicat. Il lit un tract à haute voix dont les grandes lignes affichées sont, entre autres, un nécessaire protectionnisme et la défense des services publics par un État stratège recouvrant sa souveraineté « bradée » à Bruxelles. Il récolte l'assentiment général de ses camarades. « Il y a juste un problème » explique-t-il. « Ces éléments de langage ne proviennent pas de chez nous. Ce tract a été rédigé par des gens du Front national. Alors on fait quoi maintenant ? » 

Le discours « social » du FN : un motif d'adhésion

Depuis son apparition sur la scène politique, le parti lepéniste entend se différencier de l'extrême droite française sur ce plan. Sa première affiche sur la thématique de l'immigration date de 1973. Le slogan est constitué de quelques mots : « HALTE AU CHÔMAGE, LE TRAVAIL aux FRANÇAIS ». Le Front national met en évidence une priorité « sociale » dans l'optique de draguer les classes populaires tout en préservant son anticommunisme. Deux principes originels, indissolublement liés, concourent à cette stratégie : donner une assise électorale large au FN et développer un discours en amenant la défense de l’identité nationale sur les terres de la gauche et non sur celles de la xénophobie. Un an après, François Duprat insiste pour que le FN intègre dans ses thèmes électoraux celui de l’immigration en précisant que le discours doit s’appuyer « exclusivement sur des arguments d’ordre rationnel, social et politique » ; le corrollaire étant la disparition de tout support diffusant une propagande raciste. En 1978, ses exigences sont acceptées et formulées à partir d’une sémantique adaptée. La dénonciation « sociale » de l’immigration s’impose à ce moment. L’affiche des législatives de mars 1978 - réactualisée à trois reprises - « 1 million de chômeurs, c’est 1 million d’immigrés de trop ! La France et les Français d’abord ! » présente l’immigration comme un « modèle excessivement grave au regard de (la) situation économique et sociale ». Jean-Marie Le Pen explique alors : « Les immigrés pèsent sur la vie économique de notre pays. Ils sont très coûteux, nous reviennent plus cher que les Français et ils empêchent la révolution pacifique moderne qu’est la revalorisation du travail manuel ».

D’autres signes avant-coureurs annoncent cette récupération politique, comme la tentative d’appropriation frontiste d’une date symbolique. Pour la première fois de son histoire, le FN fait cavalier seul le 1er mai 1988. Certes, cette journée représente « la fête de la fierté française qui commémore Jeanne d’Arc, sainte et héroïne de la patrie », explique alors Jean-Marie Le Pen. Le parti d’extrême droite a fait sienne la Pucelle d'Orléans - figure héroïque d’une résistance et de la défense de l’identité française - huit ans plus tôt. Mais jusqu’à ce jour, il l’honorait lors du défilé du 8 mai, s’affichant à côté de divers groupuscules de l’extrême droite française. Ce décalage d’une semaine n’a pas seulement pour objectif de se distinguer de cette mouvance. Il s’agit, avant tout, de faire évoluer les références historiques et politiques du FN. Cette journée du 1er mai doit être une « immense manifestation nationale et populaire », une manifestation de « patriotisme et de solidarité nationale », d’unité française s’inspirant de la fête du travail de la gauche. En s’emparant de cette date, il s'agit de montrer un autre FN ayant, entre autres, cet objectif social ; l'étape suivante étant de s'afficher comme le représentant assumé des catégories ouvrières. Jean-Marie Le Pen justifie ainsi ce nouveau rendez-vous avec ses partisans : « Dans les premières décennies de ce siècle, le 1er mai était considéré comme une journée quasi-révolutionnaire, où les partis et les syndicats de l’extrême gauche mobilisaient les masses militantes sous une foison de drapeaux rouges et défilaient sur des kilomètres de pavé parisien. En 1941, le maréchal Pétain décida de transformer cette journée d’affrontements sociaux en une fête du travail, officiellement chômée, et une manifestation d’unité française. S’appuyant sur cette mesure prise par le régime de Vichy, la gauche et l’extrême gauche s’efforceront de refaire peu à peu du 1er Mai leur propre fête partisane et revendicative. Le 1er Mai, le Front national brise ce monopole syndicalo-gauchiste et parvient à unir symboliquement, dans une même ferveur, l’hommage à Jeanne d’Arc et le salut fraternel à l’ensemble du monde du travail, faisant de cette journée à la fois une manifestation de patriotisme et de solidarité nationale ».

Un peu moins de quatre ans plus tard (mars 1992), le FN fait paraître ses « 51 mesures pour faire le point sur le social »  Pour accroitre son implantation, le FN fait du combat social le « troisième pilier de crédibilité » après l’ « insécurité » et la « lutte contre l’immigration ». Il rompt, en parallèle, avec l’ultralibéralisme, dénonce le « mondialisme » et revendique un protectionnisme économique, social et national. Le principal artisan de cette conversion, Bruno Mégret, entend mettre en place et valoriser un programme social réservé aux nationaux. Il est nécessaire de prendre davantage en compte la défense des Français, les préoccupations des milieux populaires, explique-t-il. Le positionnement politique du FN doit évoluer, notamment son antisocialisme qui doit se changer en « anticosmopolitisme ». En ce qui concerne « l’anti-immigration, il s’agit d’adopter une attitude de riposte : parler de l’exclusion sociale des Français » explique le numéro deux du FN. Le parti de Jean-Marie Le Pen confirme l’élargissement de ses thèmes jusqu’à aborder ceux qui semblaient réservés à ses opposants politiques. Il est temps de « récupérer le mythe de la justice sociale que s’est appropriée la gauche », rapporte un document interne du FN.

Dans le cadre de la présidentielle de 1995, le Front national s’affiche comme le « premier mouvement ouvrier de France ». Pour la première fois, il arrive en tête chez les ouvriers et les chômeurs. Comme il le rapporte, « 30 % des ouvriers, 21 % des artisans et des petits commerçants, 34 % des classes les plus défavorisées lui ont apporté leurs suffrages. 19 % des hommes de 18 à 24 ans, 16% des femmes de 25 à 34 ans ont voté pour lui ». Il ne s’agit pas de n’importe quels ouvriers, mais de la fraction la plus « ouvrière » d’entre eux, ceux qui votaient initialement pour la droite, précise la politologue Nonna Mayer. Les contextes international et national sont porteurs : chute du communisme et disparition de l’ennemi soviétique. En décembre 1995, la France est confrontée à une crise sociale, déclenchée contre le plan Juppé pour les retraites et la sécurité sociale.

Un nouveau syndicalisme FN ?

Cette orientation « sociale » s'accentue à partir du milieu des années 1990, justement après l’analyse des résultats de la présidentielle de 1995. Un sondage CSA « sortie des urnes », réalisé le 23 avril auprès de 4 200 personnes, a montré que 7 % des sympathisants de la CGT, 6 % de ceux de la CFDT, 5 % ceux de la CFTC, 24 % de ceux de la CGC et 16 % de ceux de FO, tout comme 24 % des ouvriers ont voté Le Pen. Le Front national veut répondre à cette réalité. Son discours ne va pas tarder à s’y adapter. Fin 1995, des sections syndicales FN sont créées au sein de plusieurs secteurs professionnels. Un « syndicalisme nouveau est en train de naître qui s’élève contre le classicisme marxiste », rapporte alors Frédéric Jamet, secrétaire général de Front national Police. Fin 1995, ce syndicat obtient un peu plus de 7 % des voix lors des élections professionnelles. Il faut rassembler les Français, dit une note interne, et « intensifier la présence du Front national dans la société française en renforçant son tissu d’implantation locale et en élargissant son impact dans les milieux professionnels. Après la police, nous allons mener des actions à la RATP (...) ainsi que dans le monde enseignant (...). Enfin, nous voulons être présents aux élections professionnelles des chambres de commerce, des chambres de métiers et aux scrutins des prud’hommaux ». D'autres créations suivent, parmi lesquelles le FN RATP et le FN pénitentiaire. 

Bruno Mégret s’efforce de convaincre que la position de son parti sur les syndicats n’a pas varié mais que, dans la mesure où sa « crédibilité est maintenant acquise dans les domaines fondamentaux de la lutte contre l’immigration et l’insécurité, le Front national entend désormais mettre en valeur ses positions en matière sociale ». Le syllogisme est éclairant : la régression sociale, affirme le Délégué général, est la conséquence du « mondialisme et du libre-échangisme ». Or, le FN a toujours dénoncé ces « maux » ; dès lors, le Front national est aujourd’hui le seul parti réellement social car ce combat rejoint le combat national. Par ailleurs, les fonctionnaires jouent un rôle essentiel au sein de l’État et, en même temps, le statut de la fonction publique est fondé sur le « principe d’exclusivité nationale qui réserve les emplois aux Français ». Pour le FN - qui se dit attaché à la défense du service public - le « retour au plein-emploi passe par le combat contre l’étatisme mais aussi contre le mondialisme. Le rétablissement des frontières économiques protégera nos entreprises de la concurrence déloyale des pays à bas salaires et l’instauration de la préférence nationale offrira à nos compatriotes des emplois actuellement occupés par les étrangers ».

Au défilé du 1er mai 1996, on peut lire des banderoles : « Le social, c’est le FN ». Jean-Marie Le Pen salue « la longue lutte des travailleurs et des syndicats pour plus de justice, plus de sécurité, plus de liberté dans le travail ». À l’occasion du congrès de Strasbourg (29-31 mars 1997), le FN se dote d’un programme à forte empreinte sociale, avec des propositions comme la création d’un revenu parental, un salaire minimum augmenté, une baisse des charges sociales, la suppression de l’impôts sur le revenu ou, encore, l’allégement des charges des entreprises. Un mois avant, lors d’un discours à La Mutualité, Jean-Marie Le Pen déclarait : le social « n’est pas une carte à jouer, mais l’essence même du FN ».

En 1998, la Cour de cassation invalide l'existence des syndicats FN ; leurs appellation ne pouvant reprendre la dénomination d’un parti politique. Ils sont liquidés dans la foulée. Aux yeux de certains du FN, leur potentiel expliquerait leur disparition. Celle-ci est vue comme une manoeuvre du gouvernement - agissant sur les « ordres de la CGT, de FO et de la CFDT » - qui sauve ainsi les « syndicats marxistes en interdisant les syndicats nationaux ! »

 

Scan 1

 

La création des syndicats frontistes des années 1990 répond à une carence – le parti est absent dans les corporations – et à une réalité électorale… tout comme l'apparition de cercles FN dans les années quatre-vingt et des collectifs du RBM et structures rattachées au FN aujourd’hui. Elle est consubstantielle à un élargissement du discours frontiste.

Une appropriation frontiste... par dénaturation

Aussi, l’histoire continue. Le 1er mai 2015 est créé le cercle Front syndical. À sa tête, Dominique Bourse-Provence, ancien juge prudhommal de la CFDT, conseiller régional Île-de-France et secrétaire départemental du FN 94. L’objectif, explique ce dernier, est « de réunir les syndicalistes patriotes, membres ou sympathisants du Front National dans un cercle de réflexion pour travailler à la jonction entre les propositions économiques du Front National et la défense syndicale des branches professionnelles pour l’emploi et les revendications des salariés . (...) Durant l’année 2016, d’autres syndicalistes patriotes ont rejoint le cercle Front syndical, conscients de la nécessité d’avoir un cadre et une expression qui d’adresse directement aux classes populaires et moyennes et qui ''parlent'' aux salariés, au monde du travail ». 

Régulièrement, le FN plonge dans l'histoire de la gauche française et « emprunte », au passage, quelques uns de ses visages et mots. Sa ligne de conduite à prétention gauchisante entend toucher une partie bien précise de la population française. L’objectif est triple : rappeler que le PS n'est plus de gauche, insister sur ce « nouveau » parti qu’elle prétend incarner - puisant ses thématiques dans le terreau de la gauche traditionnelle – et se débarrasser de l’étiquette d’extrême droite. Le renversement des valeurs se poursuit. Le FN considère que la référence aux figures du socialisme est aujourd’hui usurpée par le PS. Le peuple de gauche manifeste dans la rue et personne ne l’entend, affirme-t-il. Pour preuve, le 49.3 brandit à plusieurs reprises par le gouvernement de François Hollande. La gauche aurait abandonné la défense des classes populaires pour celle des immigrés (et des réfugiés). Le Front national entend remplir ce « vide ». Fort de ses principales thématiques, le FN a détourné une partie de son logiciel idéologique, tout en dénaturant certaines thématiques des gauches françaises afin de mieux se les approprier. Cette mise en avant de préoccupations économiques et sociales vise à l’imposer comme le nouveau choix politique, entre autres, pour la présidentielle de 2017.