La première émission web de Banlieue Patriote vient d’être enregistrée dans un café du XIXème arrondissement de Paris. Son intitulé ? « Nos quartiers la France ». Son premier invité ? Camel Bechikh, porte-parole de la Manif pour tous, président de l'association Fils de France... et membre de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF). L’homme, d'origine algérienne, se définit comme « musulman et patriote ». Son maître d’œuvre ? Jordan Bardella, secrétaire départemental du FN en Seine-Saint-Denis, conseiller régional d'Île-de-France et Président du collectif RBM Banlieues Patriotes. Son modèle ? La webradio Bondy Blog Café, tournée dans un café à Bondy (93) et diffusée une fois par mois depuis 2011... Ce choix ne tient, évidemment, pas du hasard. Depuis son apparition pendant les émeutes de 2005 dans les banlieues, le Bondy Blog raconte et fait « entendre la voix des quartiers populaires ».
Enfin, l'ambition affichée de Banlieues patriotes ? (Re)conquérir les banlieues, les réintégrer au « projet français » sans oublier d'alimenter le programme présidentiel du FN de 2017 sur la thématique de la politique de la ville. La banlieue version FN ne devient pas que bleu-blanc-rouge. Des mots de Jordan Bardella, elle s'intègre dans un « projet à l’avant-garde de la réconciliation entre la République et ses Banlieues et de la reconquête des zones de non-droit ». En d'autres termes, le Front national entend capter un électorat incompatible avec son logiciel idéologique en proposant cette égalité : FN = banlieues.
Le Front national n'a pas attendu Marine Le Pen pour s’intéresser aux banlieues. Simplement, il met les bouchées doubles en cette période de « dédiabolisation » mariniste et de course aux voix. La stratégie frontiste de la main tendue vers la population issue de l'immigration est, aujourd'hui, mise en avant. Le vote FN des Français d’origine étrangère est devenu un enjeu pour le parti de Marine Le Pen.
L'histoire commence timidement. Pendant les années 1980, Jean-Marie Le Pen impose des personnes issues de l’immigration ou d’origine maghrébine au conseil général d’Île-de-France (IDF), au grand regret de Jean-Yves Le Gallou, alors président du groupe FN. En 1986, c’est Soraya Djebbour, la fille de son ami et ancien député d’Alger Ahmed Djebbour, qui devient conseillère régionale d’IDF. En 1992, c’est Sid-Ahmed Yahiaoui puis, six ans plus tard, Farid Smahi. Celui-ci est alors connu pour sa position anti-israélienne, proche de la ligne Soral et favorable à une alliance entre le Front national et les Maghrébins de France et, en cela, hostile à la diabolisation de l’islam. Des démissions répondent à ces nominations autoritaires. Ceux qui quittent le FN au tout début des années 2000 expliquent, en s’appuyant sur le cas de Farid Smahi, qu’il a été imposé en position éligible aux régionales de 1998 ainsi qu’au Bureau politique « à la place de militants d’exception ». Ils ne font pas qu'invoquer la négation et la trahison de leur patrimoine idéologique. Ils considèrent que le « nouveau FN s’appuie sur une ligne pro-musulmane et une position anti-américaine inacceptable au risque de conforter l’islamisation de la France ».
À la présidentielle de 2002, Jean-Marie Le Pen se situe derrière Lionel Jospin dans les banlieues populaires. Aux européennes de 2004, quelques résultats des listes Euro-Palestine (où figure entre autres Dieudonné M’Bala M’Bala) dans des banlieues se distinguent. Certes le résultat est de 1,83 % des voix sur le plan national mais de 10,75 % à Garges-lès-Gonesse, de 8,1 % à Villetaneuse, de 7,19 % à La Courneuve et de 6,7 % à Bobigny. L'histoire se précise et s'accélère dans le cadre de la campagne présidentielle de 2007. On peut entendre Marine Le Pen intervenir sur Beur FM (juin 2006). On voit Jean Marie Le Pen discuter avec des rappeurs et, à l'occasion du lancement de sa campagne à Valmy (20 septembre 2016), adresser un appel aux « Français d’origine étrangère ». Le président du FN donne aussi une interview sur le site de « La banlieue s’exprime » d’Ahmed Moualek fin novembre 2006. Il y explique que l’« intérêt pour les banlieues de voter Le Pen en 2007, c’est de voir rétablir l’ordre et la justice dans toutes les villes de France. Il y a un mur intellectuel entre la banlieue et la ville, il faut rompre ce mur, passer par-dessus, avoir le courage d’aller les uns vers les autres, avec bonne volonté. Dieudonné est symbolique de cela ». Le pseudo-humoriste est dans le sillage de Jean-Marie Le Pen tout comme Alain Soral, nommé conseiller spécial du président du FN. Sa mission ? Rapprocher le FN des banlieues.
Pendant la campagne, des hommes et des femmes du FN arpentent les marchés en banlieue parisienne. Par exemple, Marine Le Pen se trouve le 5 avril 2007 avec Alain Soral à Aulnay-sous-Bois. Le lendemain, Jean-Marie Le Pen se rend à la cité du Val d’Argent à Argenteuil, répondant ainsi à l’ancien ministre de l’Intérieur. L’épisode est connu : Nicolas Sarkozy y était fin octobre 2005 et lançait devant caméras : « Vous en avez assez de cette bande de racailles. On va vous en débarrasser ». Lorsque Jean-Marie Le Pen s’adresse aux quelques personnes devant lui moins de deux ans plus tard - des jeunes issus de l’immigration - ces « Français à part entière » qui doivent « contribuer au redressement de la République par le travail, seul facteur de réussite sociale et économique », il poursuit bien ce qu’il a commencé quelques mois auparavant, à savoir la conquête de cet électorat : « Le mot beur est déjà un mot qui rejette l’assimilation, il vous a été imposé par la pensée unique. Vous êtes les branches de l’arbre France, vous êtes des Français à part entière. Si certains veulent vous karchériser pour vous exclure, nous voulons, nous, vous aider à sortir de ces ghettos de banlieue où les politiciens français vous ont parqués pour vous traiter de racaille par la suite. (...) Vous êtes des citoyens français, des enfants légitimes de la France faisant partie de notre République. Vous avez les mêmes droits et devoirs comme nous tous, comme la préférence nationale car seuls vous pouvez comprendre pourquoi il est urgent de l’appliquer. Vous êtes les victimes de ce système qui ne contrôle plus rien, en laissant de manière anarchique pourrir les situations les plus délicates. Vous devez contribuer au redressement de la République par le travail, seul facteur de réussite sociale et économique ».
La campagne de la présidentielle de 2007 constitue donc un premier temps fort de cette histoire. Une de ses affiches phares est connue. Elle s’adresse justement aux immigrés, particulièrement à ceux des banlieues. Pour Marine Le Pen, nommée directrice stratégique de la campagne de son père, la beurette mise en avant est en « parfaite cohérence avec le message du FN depuis trente ans. Ce qui change, c’est que nous rendons visible ce qu’est réellement le FN : un parti qui se bat contre le communautarisme ».
En 2007, le Front national ne fait pas que se présenter comme la seule alternative pour préserver la nationalité française. Il revendique aussi une immigration assimilée, dénuée de tout signe religieux dans une France tolérante au sein de laquelle coexistent diverses populations. Le parti lepéniste entend séduire une nouvelle catégorie d’électeurs… tout en prenant le risque d’en décourager d’autres. La campagne de 2007 est un échec. Elle ne fonctionne pas entre autres parce qu'elle est déconnectée de l’appareil qui ne s’y reconnaît aucunement. Marine Le Pen voulait faire une « campagne sociale, communautariste, à gauche, tournée vers les banlieues » rapporte un ancien cadre du FN. En cherchant à séduire les jeunes issus de l'immigration, le FN a pris son électorat à contre-pied. Si certains cadres historiques sont favorables à l’assimilation, l’intégration reste en revanche loin de leurs objectifs politiques. Pour eux, le vote des jeunes issus de l’immigration maghrébine est incompatible avec le capital idéologique du parti. De son côté, la génération des trentenaires entend mettre les choses au point. 2007 n’est pas la « campagne qu’on aurait aimé faire », explique en 2013 Louis Aliot : « Soral, on le voit peu mais il arrive à convaincre Le Pen que les banlieues allaient voter pour lui, pour remplacer l’électorat qui vote pour Sarkozy. Nous, on n’y a jamais cru » !
La première campagne présidentielle de Marine Le Pen ne se remarque pas pour son intérêt pour les banlieues.... mais plutôt pour les campagnes. En 2012, cette « France des oubliés » dont parle la présidente du FN n'intègre pas franchement ces territoires. Cinq ans plus tard, les choses ont bien changé. Le parti dit ne pas oublier cette « majorité silencieuse » des « territoires perdus de la République » qui est laissée aux « mains des racailles ». On peut être musulmans mais « français d'abord ». En somme, avec le FN, il s'agit de choisir sa banlieue et de faire le choix entre le national et l’islam, la liberté et la « soumission » ou, encore, entre l'assimilation et le « communautarisme ». La présidente du FN devrait aller sur le terrain début 2017. Pourquoi pas Clichy-sous-Bois ? Cette ville de Seine-Saint-Denis où, en 2005, deux adolescents ont été électrocutés dans un site EDF.
En quelques décennies, les banlieues ont, certes, changé mais elles continuent à s'opposer au vote FN. Le parti lepéniste aimerait (faire) penser que ces électeurs pourraient se rallier à son vote. « Il est illusoire de croire que le FN arrivera à conquérir “l’électorat des banlieues” » explique Jérôme Fourquet de l'IFOP. Avec la mise en place d'émissions diffusées sur internet, le FN tente de se faire entendre autrement que par sa présence sur le terrain. Car un autre aspect doit être souligné. Le travail sur le terrain et la rencontre avec les habitants s'avèrent compliqués dans ces territoires où les représentants du FN ne sont pas les bienvenus.
La réaction de Jean-Yves Le Gallou est intéressante à plus d'un titre. L'ancien dirigeant du GRECE, entré au FN en 1985, théoricien de la « préférence nationale », revient justement sur les opérations militantes. La première démarche pour élargir son électorat, explique-t-il, c’est de « mobiliser les abstentionnistes de son camp. Il faut aller voir les réserves d’électorat démoralisé dans les quartiers pavillonnaires encore européens. (...) Rue par rue et maison par maison. Et les convaincre. Il y aussi toute la "France périphérique", celle qui se révolte contre l’implantation de clandestins venus de Calais. En voilà, des champs électoraux à labourer avec des militants convaincus et formés. Cela suppose un travail militant plus ingrat, c’est sûr, que de faire le beau dans les médias ». Jean-Yves Le Gallou - un des principaux artisans de la scission de 1998 - ne fait pas que pointer ce qu'il estime comme une différence fondamentale entre le FN des années 1980-1990 et 2010, à savoir le travail militant et la stratégie médiatique du parti. Il est aussi critique à propos de la vision politique contre-productive du FN mariniste. Pour le fondateur de Polémia, un vote musulman FN n'a, non seulement, jamais existé mais il est impensable de l'imaginer. La raison, mise en avant, est simple : l’islam est « incompatible avec la culture, la civilisation, le mode de vie français ». Les électeurs du FN n’attendent pas un discours complaisant avec l’islam ni la « mise sur le même plan, au nom d’une illusoire laïcité, de l’islam d’un côté et du christianisme et des traditions européennes de l’autre ».
Et l'ancien du FN de conclure ainsi : le « plus grand risque aujourd’hui pour le FN, ce serait d’apparaître comme un parti comme les autres. D’autant que la "normalisation" n’empêchera pas les campagnes de "diabolisation" là où il y aura des deuxièmes tours ».