Liberté d'informer et FN (seconde partie)

C’était peu avant l’ouverture des « Estivales » de Fréjus. Marine Le Pen accuse le Parti socialiste marseillais de « s'enfoncer dans une dérive sectaire ». Ses propos concernent la demande d’annulation d'une « conférence » d’Éric Zemmour programmée dans la citée phocéenne. La « liberté d'expression », avance la présidente du FN, « c'est précisément le droit donné à ceux qui ne pensent pas comme vous d'exprimer leurs idées. Je trouve que le Parti socialiste s'enfonce dans une dérive de plus en plus sectaire et de plus en plus éloignée des principes qui régissent notre République française ».

Libertés d’expression et d’information : deux poids, deux mesures ? Le FN a refusé d’accréditer deux médias les 17 et 18 septembre dernier : le Quotidien sur TMC et le site de Mediapart. Les journalistes Yann Barthès et Marine Turchi sont interdits de FN depuis un bon moment. Marine Le Pen considère que cette interdiction est la « moindre des choses ». Elle justifie ainsi sa position pour le site d’information en ligne : « En 2012, Mediapart a dit ‘’nous inviterons tous les candidats, sauf Marine Le Pen''. Et bien Marine Le Pen invite tous les journalistes, sauf Mediapart. Ça me paraît être la moindre des choses. Soit on est un journaliste, et on est pluraliste et on essaie d'être honnête de temps en temps, soit on se comporte comme un militant politique, et je n'ai pas de raison de recevoir des militants politiques dans nos manifestations. Ca fait cinq ans que ça dure et ça sent un peu la polémique réchauffée ».

Le Front national considère que Mediapart est un organe de presse militant, de propagande. Bertrand Dutheil de La Rochère, conseiller régional FN d'Île-de-France, appelle dans un tweet du 15 septembre à « ne pas confondre journalistes qui informent et militants à carte de presse qui déforment ». Quant à Bruno Gollnisch, il parle d’un « cas plus particulier : les ‘’journalistes’’ interdits d’Estivales se vautrent particulièrement dans la caricature la plus grotesque du FN, dans les mensonges les plus éhontés, dans un militantisme antinational bien peu déontologique. Ils en payent les conséquences ». Du côté du FN, les choses sont établies et formulées. Voyons de l’autre coté.

Entre 2008 et 2012, Marine Turchi n’a aucun « problème » avec le FN. Ses accréditations sont acceptées. Et elle sait que Marine Le Pen apprécie les enquêtes de Mediapart, notamment celles portant sur Nicolas Sarkozy et sur Liliane Bettencourt. D’ailleurs, Marine Le Pen accepte que Marine Turchi la suive - avec quelques autres médias -  une journée entière en campagne dans le Var, au printemps 2011. Ce 12 mars, elle obtient une interview seule à seule avec Marine Le Pen dans sa loge, après un meeting à Toulon. Il en ressort un papier « Comment parle Marine Le Pen ? Une journée dans le Var » publié par Mediapart.

À un meeting présidentiel à Metz (11 décembre 2011), un des reportages de la journaliste (sur la montée du FN en Moselle ) est même cité en exemple à la tribune par le patron de la fédération. Celle qui est devenue présidente du FN suit le mouvement puisqu’elle, aussi, revient sur une enquête de Mediapart à propos du parrainage des maires. En pleine campagne présidentielle, Marine Le Pen dit ceci à Patrick Cohen, sur France Inter : « Médiapart, que je ne porte pas dans mon cœur, a fait une longue enquête où il a interviewé 146 maires qui avaient signé pour Jean-Marie Le Pen en 2002 et 2007 et qui, évidemment, confirme tout à fait ce que nous disons, à savoir : ils craignent les pressions. Ils craignent les rétorsions de la part de l’appareil politique ».

C’est exact. Le site d’information en ligne a refusé d’inviter la candidate FN à la présidentielle de 2012 dans le cadre de son émission Mediapart 2012 qui réalisait des entretiens avec les « candidats de l’alternance progressiste et démocratique » : François Bayrou, Eva Joly, Jean-Luc Mélenchon et François Hollande. Le directeur éditorial explicite le choix de Mediapart de ne pas recevoir la femme politique (après un grand débat à la rédaction). Le parti lepéniste réagit immédiatement : la direction du FN refuse l’entrée des journalistes de Mediapart à sa convention présidentielle à Lille (18-19 février 2012). Ce « boycott » du FN intervient pile au moment où Mediapart publie un décryptage détaillé du programme présidentiel du FN.... comme il le fait pour les autres partis.

Il faut savoir que c’est aussi cette année-là que Marine Turchi commence à travailler sur la « GUD connection » au sein de laquelle un personnage émerge. Frédéric Chatillon (entre autres, gérant de Riwal, société prestataire du FN), l’ami de Marine Le Pen. Au-delà de son attitude officielle, Marine Le Pen répond de temps à autre à la journaliste. Par exemple, elle l’appelle en janvier 2013 à l’occasion d’un de ses articles sur Florian Philippot. La présidente du FN prend la défense de son second. La dernière fois que Marine Turchi parle à Marine Le Pen, c’est au sujet du compte en suisse de Jean-Marie Le Pen ouvert par l’éditeur et ancien trésorier du FN Jean-Pierre Mouchard. La journaliste est catégorique. Selon elle, la rupture avec le parti lepéniste s’explique par la thématique abordée : celle de l’argent.

Pour Marine Turchi, les choses se bloquent « complètement » au moment de la publication des enquêtes financières liées au FN : révélation de l’affaire Jeanne (octobre 2013), de l’escroquerie à Pôle Emploi du trésorier de Marine Le Pen (février 2014), des deux prêts russes (novembre 2014) et du compte en Suisse de Jany Le Pen et de Gérald Gérin (avril 2015). Ces enquêtes financières valent à Mediapart des « menaces, prises à partie de la "GUD connection" et un harcèlement juridique : tous les procès qu’ils nous ont intentés ont été gagnés par Mediapart », explique la journaliste.

Depuis fin 2013, plus aucun contact direct avec la présidente du FN. L’interdiction d’accéder aux réunions officielles du parti demeure. « Quand des enquêtes ne leur plaisent pas, ils taxent leur auteur de militant politique, d’extrême gauche. Ils utilisent toujours le même langage. Ils opèrent un tri sélectif des journalistes et se décrédibilisent », continue Marine Turchi. Le FN cite quant à lui, ponctuellement, certaines enquêtes de Mediapart sur le PS et sur l’UMP. La frange la plus ancienne du parti continue à donner des informations en « on » ou « off » à la journaliste tout comme certains conseillers et proches de Marine Le Pen... si leur présidente ne s’intercale pas entre eux.

Il y a quelques jours, Marine Turchi devait voir Wallerand de Saint-Just dans un café parisien. Il annule quelques heures avant. La raison invoquée ? Lors du Bureau exécutif du matin même, la présidente du FN et d’autres lui ont rappelé qu’on ne parlait pas à Mediapart. Le trésorier du FN et Président du groupe FN Île-de-France au Conseil régional explique que « c'était un rendez-vous de principe ». Lorsque Marine Turchi lui fait remarquer le côté « pas très démocratique comme fonctionnement, celui d’avoir une présidente qui annule les rendez-vous de ses cadres », il répond : « Là, c'est de la discipline et l’ordre. Nous oui, c'est moins le bordel qu’ailleurs ! Les relations avec les journalistes sont quelque chose d’important. Vous avez fait votre boulot, j'ai fait le mien ».

La majorité des journalistes est présente aux manifestations et aux rendez-vous du FN. Dominique Albertini y a « facilement » accès. Il s’entretient avec les principaux cadres du parti. Une personne « s'y refuse » : Marine Le Pen elle-même. La présidente du FN ne rencontre quasiment plus de journalistes de presse écrite autrement que dans le cadre des déjeuners de rédaction. Par contre, certains de ses articles ne font pas « spécialement plaisir au FN », poursuit le journaliste de Libération : ceux qui « concernent les frictions et les rivalités au sein du parti » mais aussi d’autres sujets, comme celui qui traitait de l’affaire Jeanne. Après sa parution, le FN menace d'attaquer Dominique Albertini. Ce qu’il ne fera pas.

Ceci dit, les relations entre un FN « dédiabolisé » et (sur)médiatisé et certains journalistes posent des questions fondamentales. Rappelons-nous, par exemple, de la journée 1er mai 2015 à l’occasion de laquelle Bruno Gollnisch tente avec la perche de Canal + d’atteindre des journalistes qui filment aux abords du carré presse. Quelques minutes plus tard, deux équipes de TV (France 5 et le Petit Journal) sont agressées par des militants FN sous les insultes. N'oublions pas, non plus, la presse locale. À Hénin-Beaumont, par exemple, la guerre est plus qu'ouverte entre La Voix du nord et la mairie. Quant au site Mediapart, il continue à alimenter régulièrement l’histoire du FN. Sa couverture du parti - factuelle - se compose d’enquêtes, du décryptage des programmes et de reportages sur le Front national et sur ses électeurs. Pour les « Estivales » de Fréjus, un confrère accrédité avec son média a accepté de faire des papiers pour le site d’information en ligne. En affichant son pseudonyme, le journaliste ne voulait pas simplement marquer le coup. Il estimait dénoncer l’absurdité de cette interdiction. Puis, si Marine Turchi ne peut plus couvrir de l’intérieur, cela ne l’empêche pas de se trouver sur le terrain. Elle est consciente de la difficulté d’enquêter, aujourd’hui, sur le parti de Marine Le Pen. Elle se souvient des paroles d’un des responsables du FN : « Je vous parle en "off" mais quand vous viendrez à l’université d’été, je vous jetterai des cailloux avec les autres ».