Liberté d'informer et FN (première partie)

Jean-Marie Le Pen et Dominique Chaboche, le vice -président du FN à la tribune (Congrès de Bagnolet, 30 octobre 1976).

Les demandes d’accréditation de Mediapart et de la nouvelle émission de Yann Barthès, « Quotidien » (TMC) ont été refusées par le Front national pour les « Estivales de Marine Le Pen », ce week-end  à Fréjus (17-18 septembre). Depuis quatre ans, Marine Turchi, la journaliste de Mediapart, est décrétée interdite professionnelle par le parti. Éric Domard, le conseiller spécial de Marine Le Pen, rapporte dans un tweet :

tweet domard

Les sociétés de journalistes (SDJ) de plusieurs rédactions ont dénoncé dans un communiqué la « censure médiatique » du Front national. Aujourd’hui, il semblerait que le parti de Marine Le Pen « sélectionne », si l’on peut dire, certaines personnes qui rendent compte de l’information sur leur parti… pas comme il le souhaiterait.

Il est loin le temps où le FN cherchait, justement, une petite attention de la part des journalistes français. Pendant la première décennie d'histoire du FN, les réunions de Jean-Marie Le Pen se font, au mieux, devant une petite dizaine de journalistes. Conférences de presse, congrès du parti, etc. : le FN les organise dans l’indifférence quasi-générale. Seulement quelques informations en ressortent. La plupart paraissent dans les publications d’extrême droite, à savoir Minute et Rivarol. Les médias s’intéressent peu à ce qui n’est qu’un groupuscule politique, sans poids électoral et certainement sans avenir. Le 7 mai 1974, une tribune signée Jean-Marie Le Pen paraît dans Le Monde. On peut y lire notamment ceci : « Que ceux qui se piquent de réalisme politique se souviennent bien d'une chose : en politique n'existe que ce qui paraît exister. Les muets ne comptent pas et ne compteront jamais ». 

 

Traitement médiatique d'une conférence de presse de Jean-Marie Le Pen du 17 octobre 1974 :

Compte rendu de Rivarol :

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Un des rares comptes rendus du Monde :

Capture d’écran Rivarol avortement

En 1977, Alain Rollat intègre le Monde. Il y suit les activités politiques. C’est la grande époque du quotidien qui est le journal de référence de la politique française. Le Monde modifie les rouages de son service politique. Il s’agit d’empêcher des chevauchements et de couvrir l'ensemble de l'échiquier politique. Le supérieur d’Alain Rollat lui demande rapidement de travailler sur le Front national avec « autant d'attention que sur l'Hôtel Matignon ». Les premiers papiers du journaliste sont publiés dans le quotidien. « Politiquement parlant », se souvient Alain Rollat, « ce n'est pas en s'occupant du FN que la plume du journaliste s'exerce avec talent ». Le journaliste fait du terrain. Ses relations avec Jean-Marie Le Pen sont « courtoises ». En réalité, le président du FN est « honoré et flatté » que Le Monde le couvre. Concrètement, en terme de parution et de nombre de signes, les comptes rendus sur le FN sont courts et rares. Il n’y a « pas grand chose » à écrire. Quelques brèves… et, dans le meilleur des cas, une ou deux petites colonnes non signées. Il s’agit de laisser une trace écrite sur l’histoire de cette petite formation politique dont personne ne se préoccupe. Par contre, à chaque échéance nationale, le président du FN se trouve sur un « pied d'égalité » avec les autres candidats. Jean-Marie Le Pen a le droit à son interview avec questions-réponses, explique Alain Rollat. Ce dernier est alors le seul « rubricard » à travailler en permanence sur le Front national. Jean-Marie Le Pen le considère comme une « oreille honnête », un journaliste de référence.

Le 26 mai 1982, le président du FN écrit à François Mitterrand. Dans sa lettre, il rappelle au président de la République un de ses engagements : changer le système de scrutin. Jean-Marie Le Pen ne fait pas que dénoncer le scrutin majoritaire qui exclut un peu plus les formations politiques minoritaires comme la sienne. Il souligne également l'inexistence de relais médiatique : « Notre mouvement, le Front National, vient de tenir à Paris son sixième congrès. Si vous ne disposiez comme moyen d’information que de la télévision d’État, vous n’en auriez rien su. En effet, dans ce domaine, la situation faite aux formations politiques non représentées à l’Assemblée nationale, déjà très injuste avant vous, s’est encore aggravée ».

Le début des années quatre-vingt annonce une rupture sur le plan du traitement médiatique du FN. D’ailleurs, à la fête des BBR de 1983, Alain Rollat est frappé par un fait : « il y a plus de monde ». En ces temps d’émergence électorale du Front national, la presse ne fait plus l’impasse sur le « phénomène Le Pen ». D’un traitement quasi-inexistant, les médias surexposent le parti et son président. Il faut attendre les années 1983-1984 pour que Le Monde commence à enquêter sur les « causes profondes ». La perception du FN évolue. Le quotidien dénonce les thèses de Jean-Marie Le Pen. Mais le journal a de nouveaux concurrents et il perd le « leadership » qu'il avait sur le FN. Alain Rollat, auteur de L'Effet Le Pen (avec Edwy Plenel - 1984, La Découverte - Le Monde) devient, aux yeux de ses confrères, l'expert qu'on consulte sur l'extrême droite française. Rapidement, le rapport change entre le journaliste et le parti. Le FN ne va pas tarder à le considérer comme le « chef du complot ».

On connaît la suite. Jean-Marie Le Pen, par l'intermédiaire de sa stratégie politique, fait les gros titres de la presse régulièrement, notamment par le biais de certaines de ses déclarations. La réflexion post-Congrès de Tours du co-fondateur du FN est limpide : « Marine est bien gentille, mais sa stratégie de dédiabolisation ne nous a rien apporté. Les médias nous ignorent. Un Front gentil, ça n’intéresse personne. Je n’ai pas cherché le scandale pour briser l’omertà, mais reconnaissez que cela marche ». Et Alexandre Dézé d'ajouter une autre dimension. Tout en soulignant « l’attention démesurée » portée par les médias sur le FN, notamment pendant les Régionales de décembre 2015, le maître de conférences en science politique à l'Université de Montpellier rappelle que le FN a « l’atout de faire vendre des journaux ».

Un président et une présidente avec deux regards différents, pour ne pas dire opposés, sur certains points. Au début des années 2000, Marine Le Pen entreprend la « dédiabolisation » du FN. La réflexion sur le traitement médiatique du parti y est centrale. Celle qui est présidente de l’association Générations Le Pen décrète une certaine transparence. Elle affirme vouloir montrer le FN tel qu’il est et n’avoir rien à cacher aux journalistes. C’est vrai, explique-t-elle que, « peut-être sous mon impulsion en 2002, tout s’ouvre. (…) Les journalistes entrent, et ils s’aperçoivent que ce sont des Français comme les autres, qui parlent de politique, qui ne disent rien de scandaleux, qui expriment leurs convictions avec leur cœur, avec leurs tripes, avec leur âme. Et je pense que ça a contribué, à tout le moins, à normaliser les relations entre les médias et le Front national ».

Aux temps de Jean-Marie Le Pen, certains journalistes se sont fait agressés mais, rajoute Marine Turchi, il subsistait un dialogue entre le Front national et les journalistes. Aujourd'hui (comme hier), le FN a besoin des médias. La majorité des journalistes est accréditée par le parti de Marine Le Pen. Une minorité se voit refuser l'autorisation d'afficher sa présence aux manifestations officielles du FN ou, encore, de s'entretenir avec certains cadres du parti dont la présidente. Quelques années avant, ces mêmes journalistes se trouvaient à côté de leurs confrères sur les terres FN. Que s'est-il passé ?